Entretiens Musique

Gilles Apap, Nomade’s land

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Gilles Apap est l’anticonformisme par excellence. Dans une société où la différence dérange et un monde du classique régit par des normes ultra conventionnelles voire dogmatiques, le violoniste, natif d’Algérie, formé en France et résidant sur la côte Ouest américaine, véritable électron libre, étonne, interroge. Ce protégé du monstre sacré Yehudi Menuhin qui, selon les mots du maître, symbolise ce vers quoi tout musicien du XXIe siècle devrait tendre, louvoie avec un égal bonheur entre Mozart et musique indienne, Vivaldi et folklore irlandais tel un Zappa dont l’archet fait voler en éclats les conventions. Quand la musique se mue en courant libertaire…

« La musique, ça casse les codes, les frontières, c’est universel. »

Cliquez sur l’image et retrouvez le site de Gilles Apap

Je suis un Agent d’Entretiens, te considères-tu comme un agent provocateur, bouleversant les normes, brisant les codes ?

Ça nous ramène pas mal d’années en arrière ! J’entendais dire cela effectivement, il y a environ 25 ans. Plus qu’une provocation, ma vie a toujours été un parcours musical. Lorsque l’on s’accorde de petites aventures hors des sentiers battus, doit-on réellement se soucier si cela va être perçu comme une sorte de provocation ou simplement se laisser guider par ses envies ? L’important n’est-il pas de faire de la musique comme on la ressent ? Je ne me suis jamais soucié de vouloir changer les codes, j’ai juste fait les choses comme je les ressentais au plus profond de moi. Après, le ressenti de celles et ceux qui écoutent ou jugent n’est pas forcément le même que le mien, c’est tout. Je ne pensais pas que mon souhait de mélanger les styles et sortir des codes conventionnels du classique allaient à ce point chambouler les gens. J’ai toujours été animé par la curiosité, une curiosité qui m’habitait et n’avait en ce sens rien à voir avec une hypothétique volonté de provoquer.

Sur la Toile, on peut lire te concernant, un « rejet des institutions classiques et de leurs mentalités conservatrices. » Toi qui as durant ta carrière fait le pont entre différents genres musicaux, penses-tu avoir pâti de ces incartades hors du dogme de la musique classique que certains conservateurs justement ont pu te reprocher ?

Tu sais, toutes mes incartades musicales sont des cadeaux que je me donne. Quand tu es en concert et que tu joues, si tu regardes le public, tu verras en chacun des expressions différentes sans vraiment savoir ce qu’ils en pensent. Alors, faut-il tenter d’adapter son jeu dans l’optique de plaire à tout le monde ou faut-il laisser parler le naturel au risque de générer quelques retours douloureux ?

Photo : Richard Boulestreau

Le slogan d’Agents d’Entretiens est de balayer les idées reçues. Quelles sont selon-toi les idées reçues qui, dans le domaine de la musique classique, ont la vie dure ?

Je n’ai franchement aucun jugement là-dessus et, pour tout te dire, je m’en fous ! Moi, j’ai pâti du fait de me laisser des libertés quant aux cadences que je me suis permis dans l’interprétation du troisième concerto de Mozart et, encore aujourd’hui, cela me colle à la peau. Cela a fait beaucoup de bruit alors qu’au départ, ça n’était motivé que par le plaisir de jouer. Je suis rentré chez moi un soir après une tournée et j’ai pris mon violon avec amour, avec passion, pour m’amuser un peu, et là hop, je me suis mis à jouer un petit air de Mozart. Il n’y avait rien de prémédité, juste le besoin de faire glisser mes doigts sur le violon. De fil en aiguille, je me suis dit : « Tiens, ça serait sympa de faire ça en concert ! » Bon, forcément j’hésitais car je me doutais quand même un peu que cette cadence allait faire grincer des dents. Là, j’en ai parlé à mon copain Bruno Monsaingeon qui réalisait un documentaire sur moi et qui a trouvé l’idée géniale. Après ça, je reçois un coup de téléphone du maître Yehudi Menuhin qui avait entendu parler de l’histoire de ce tempo et m’explique qu’il souhaite entendre mon interprétation de ce concerto pour violon de Mozart. J’ai rencontré Monsieur Menuhin à Cannes quelques jours seulement avant de jouer ce concerto live. Je revenais d’un trip dans l’Himalaya où j’étais monté à plus de 6000 mètres avec deux copains et mon violon et là, je me retrouvais à Cannes à interpréter un concerto de Mozart. Les gens parlaient de moi, de ce côté atypique justement. À Cannes, toute ma famille était venue m’applaudir. Lorsque Yehudi Menuhin m’a dit : « Gilles, demain tu dois jouer ta propre cadence de Mozart pour son troisième concerto ! » Je lui ai expliqué que si jamais je faisais cela, j’étais mort ! Bref, plein de questions en tête, je suis rentré dans ma chambre d’hôtel et, le lendemain matin, lors de la répétition générale, j’ai expliqué au chef d’orchestre la nouvelle cadence à laquelle on allait interpréter ce concerto. Le chef d’orchestre, les musiciens, tout le monde était paniqué. Le soir, je me suis lancé, sifflant parfois pendant le concert, chantant du blues même et là, ça a été l’émeute et une réaction extrêmement négative de gens choqués par ce crime de lèse-majesté que, selon eux, je venais de commettre. Ça m’a beaucoup touché et ce souvenir restera gravé en moi pour le restant de mes jours.

Ça t’a fait mal ?!

Les gens ne mesurent pas le travail que cela représente de monter sur scène, de prendre des risques, de se mettre en évidence, à nu en n’ayant qu’un souhait, celui d’exprimer ce que l’on a au fond de soi.

En 1985, tu remportes le Premier Prix de musique contemporaine du concours Yehudi Menuhin. Yehudi Menuhin a dit de toi que tu étais « un exemple de ce que doit être un musicien du XXIe siècle ». Un pied dans l’héritage du passé et l’autre vers l’avenir, est-ce là ta propre définition du musicien ?!

Absolument ! Mais tu sais, il faut surtout être soi-même. Moi j’ai une idée musicale de ce que doivent être les choses et je fais en sorte de m’y atteler. Je crois surtout que l’important, c’est de rester naturel, d’être intègre. J’ai de la chance, je joue du violon et j’adore cet instrument, cet instrument qui m’emporte dans tous les styles, les univers, comme celui du fiddle irlandais (Gilles se met à jouer un air de cette musique)

Photo : Richard Boulestreau

Analyser d’autres musiques comme par exemple les coups d’archet dans ce fiddle irlandais a-t-il influencé ton jeu et ton approche de la musique classique ?

Ça me fait vraiment plaisir que tu me poses cette question car ce n’est pas un sujet que l’on aborde souvent. Pour tout te dire, j’ai passé un nombre d’heures incalculables à tenter de comprendre les techniques propres à ce fameux fiddle irlandais. Heureusement, j’ai la chance de vivre en Californie dans un endroit magique, une petite cabane en bois que j’ai retapée et qui se trouve à côté de la plage. J’ai pas mal d’amis qui habitent la région et qui pratiquent une musique que l’on appelle « Old Time Music ». C’est quelque chose de très simple, de très répétitif. On se regroupe souvent pour jouer tous ensemble sur ma terrasse en bois, simplement guidés par le plaisir de nous retrouver et de partager un temps, qui, tout à coup, s’arrête. Pour revenir à ta question, les coups d’archet sont comme des langues dont il faut comprendre le vocabulaire. Forcément, pour le fiddle, c’est une approche très différente de celle du répertoire classique et cela demande un travail minutieux et de longue haleine. Depuis l’âge de 21 ans où j’ai commencé à m’intéresser à ce style musical, je suis dans une quête, une recherche perpétuelle et, aujourd’hui, à bientôt 58 balais, je commence, à ma grande joie, à percer un peu plus à jour les mystères de cette musique irlandaise. Je suis curieux et en musique, tout me passionne.

Il y a un autre univers musical que tu affectionnes particulièrement, c’est la musique indienne avec ce vibrato très particulier. On a l’impression que cette musique est l’invitation au voyage par excellence. Que gardes-tu de ton séjours en Inde dans ce lieu magique qu’est Bénarès, situé au bord du Gange, là où tu t’es imprégné de cette musique indienne ?

It is very beautiful (Gilles prend l’accent indien en riant). Ah ouais, là encore c’était une sacrée aventure, un vrai trip ! J’étais parti avec mes copains pour ce périple dans l’Himalaya et, au retour, on s’est posés à Bénarès. Là j’ai commencé à rencontrer des musiciens fabuleux et une musique incroyable, d’une grande richesse et d’une énorme complexité rythmique. Moi, au-delà, de la musique, ce qui me touche, m’intéresse, c’est la culture et les personnes qu’il y a derrière.

La musique ce sont les rencontres, l’échange ?!

Sans aucun doute. La musique et ces rencontres, ça t’apprend la simplicité, le fait d’être humble, d’avoir une autre approche de la vie bien utile en ce moment avec la Covid qui s’est, depuis un an, invitée dans notre monde. Le point positif, c’est qu’aujourd’hui, j’ai le temps pour réfléchir, pour jouer. Le rapport au temps est désormais différent et, personnellement, ça me permet de voir la vie autrement, de me recentrer sur l’essentiel, la musique et ce partage que l’on évoquait. Chez moi, c’est un peu la maison du bonheur avec tous ces types qui passent pour jouer. C’est une énergie folle. La musique, c’est ce qui réunit les gens. Si tu viens me voir, je te montrerai un petit truc simple à jouer. Après, tu rentres chez toi et hop, deux semaines après tu te joins à nous. La musique, ce n’est pas plus compliqué que ça ! Dernièrement, je suis parti faire un tour au Mexique avec un ami. C’était exceptionnel ! J’ai découvert des petites valses, des mélodies incroyables et, autour de la musique, une fois encore, les gens se rapprochent, communiquent même s’ils ne parlent pas la même langue. La musique, ça casse les codes, les frontières, c’est universel.

Photo : Richard Boulestreau

J’ai eu la chance d’interviewer le violoniste Jean-Luc Ponty qui a joué avec Frank Zappa. Zappa, c’est une liberté totale, une fusion des genres et une rigueur musicale incroyable. Sont-ce là des éléments vers lesquels tu tends ?

Il te suffit d’écouter « Freak Out », son premier album ou « Joe’s Garage » et tu ne peux qu’être scotché par l’inventivité du bonhomme, sa musique follement inspirée et incroyablement complexe. Moi, c’est avec Zappa que j’ai appris l’américain ! J’écoutais dernièrement son live « Broadway the Hard Way » avec cette réplique mythique de « Elvis has just left the building! ». Non seulement Zappa était un génie, mais en plus il a eu l’art de s’entourer de musiciens fantastiques. Tu sens vraiment que les types se font plaisir à ses côtés, qu’ils ne sont motivés que par le fait de jouer ensemble, de s’amuser. Moi, c’est pareil. Après toutes ces années, je prends toujours autant de plaisir à prendre mon violon en main le matin. Tu veux que je te raconte une journée ici, chez moi, en Californie ?

La journée type de Gilles Apap ?!

Ouais, c’est ça ! D’abord, il faut se réveiller avant que le soleil ne se lève. Je suis là, dans le noir, dans ma cabane en bois dans laquelle il fait froid. Alors je commence à faire un feu, je fais mes étirements, je prépare mes céréales. À partir de là, il faut aller faire un tour dans l’océan pour une petite session de surf. Là, tu n’apprends pas les coups d’archet mais, dans la vague, tu sens que tu fais vraiment corps avec l’eau, avec ton environnement. Après ce bain d’eau de mer vivifiant, je rentre et je prends mon violon. C’est là que les choses deviennent extraordinaires car dans mon esprit, tout est clair, je suis complètement détendu, relaxé, en harmonie. Je peux donc me lancer dans un travail très rigoureux mais sans aucune tension car mon corps comme mon esprit sont totalement détendus et en osmose l’un avec l’autre. D’une phrase musicale à une autre, je me laisse guider, happé par une sorte de voyage sonore et spirituel. Dernièrement, je me suis mis au violoncelle et c’est génial car j’ai l’impression de remonter le temps en me retrouvant ainsi dans la peau du débutant. J’ai un son magnifiquement pourri. Je sonne un peu comme un drone sur la corde de La, c’est horrible mais ça commence à venir.

Cliquez sur l’image pour retrouver les albums de Gilles Apap dont cette interprétation des Quatre Saisons de Vivaldi

Et lorsque tu travailles le violon le matin comme ça. Tu choisis des pièces particulières, tu as une sorte de rituel ?

Là je me suis lancé dans une transcription des « Barricades mystérieuses » de Couperin. Barricades mystérieuses, j’aime bien le terme. Certains pensent qu’il s’agit d’un soutien-gorge, d’autres d’une ceinture de chasteté ! En tout cas, les mélodies sont très belles et j’essaye donc d’adapter cette pièce pour clavecin sur mon violon. Je me laisse aller sans jamais avoir aucune ligne directrice pré établie.

On évoquait ce rapport au temps qui s’est modifié en raison de la pandémie, de ces confinements. De l’Algérie où tu es né, à la France où tu as étudié à, aujourd’hui, La Californie, tu as passé beaucoup de temps sur la route, comment vis-tu cette période qui prive depuis un an ce lien qui lie les musiciens au public ?

Il y a un an, en février, j’étais en Corée pour y donner un concert devant cinq ou six cents personnes. Ils avaient tous des masques, mais là-bas, c’était déjà quelque chose de courant. On commençait à parler d’un virus venu de Chine mais franchement, je n’y prêtais pas trop attention. Ensuite, j’ai fait une halte en France, puis à Milan où la situation devenait déjà préoccupante et en Suède où j’ai donné un concert. Puis, le 8 mars, je suis rentré en Californie où je ne devais rester pour deux semaines avant de reprendre la route et les concerts. Et tu vois, ça fait un an que je suis chez moi, sans bouger. Même si au départ le fait de ne plus pouvoir jouer en concert était une sensation un peu étrange car nouvelle, je dois dire que laisser ce temps au temps dans cet endroit magique où j’habite, face à l’océan, me fait un bien fou. Je suis heureux comme rarement je l’ai été. J’ai l’impression d’avoir travaillé toutes ces années pour justement, aujourd’hui, pouvoir pleinement profiter du temps qui m’est donné.

Photo : Potr Spiel

« Celui qui vit dans la crainte, ne sera jamais libre. » écrivait le poète Horace. Est-ce là le mal dont notre monde souffre aujourd’hui ?

Tout dépend quelle est ta propre crainte. Moi, je n’en ai pas ! Je sais qu’en ce moment beaucoup de musiciens sont paniqués par cette situation de pandémie, que le public leur manque, qu’ils ont besoin de retrouver les concerts… Moi, je n’ai absolument aucun regret de ne pas jouer pour un public. Alors oui, financièrement, ce n’est pas forcément facile et j’ai dû prendre un petit boulot en plus des cours que je donne pour joindre les deux bouts. Mais le contact du public, tout ça, non ça ne me manque pas ! Je ne comprends d’ailleurs pas ceux qui ont besoin du public pour mieux jouer. L’énergie, elle vient de moi, de mon corps, de mon esprit, pas du public venu me voir. Je vis très simplement et je pourrais rester comme ça le restant de mes jours sans ressentir d’autres besoins que celui de surfer l’océan et de jouer du violon dans ma petite cabane en bois. Je me suis créé mon propre univers, un univers dans lequel je me sens bien et où je vis au jour le jour.

Et si tu devais inviter un néophyte à découvrir le violon dans la musique classique. Vers quelle œuvre le dirigerais-tu ? Le concerto pour violon de Beethoven interprété par Yehudi Menuhin et dirigé par Furtwangler ?

Ah le concerto de Beethoven… Ça dépend vraiment de l’heure, du contexte…

Imagine que l’on soit allé surfer et que l’on revienne pour se poser dans ta cabane devant un café, que me ferais-tu écouter ?

Je te jouerais un air de musique plutôt que de te faire écouter quelque chose. Je pense que j’opterais pour Bach qui est une musique en perpétuel mouvement et que l’on n’a jamais l’impression de maîtriser. Tout est une question de moment, de sensibilité. Tu parlais du concerto pour violon de Beethoven interprété par Yehudi Menuhin et dirigé par Furtwangler, je l’ai découvert lorsque j’avais dix ans. Mon père était plutôt branché Marches Militaires et ma mère a eu la bonne idée de me faire un jour écouter ce disque dont je suis vraiment tombé amoureux. J’ai adoré ce son et le violoniste prodigieux qu’était Monsieur Menuhin. C’est à partir de là que j’ai eu envie de me consacrer au violon. Aujourd’hui, quand je prends une vague avec mon surf, ça me fait vraiment penser, va savoir pourquoi, à ces concertos de Beethoven.

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