Entretiens Musique

Noémi Boutin, au gré des vents

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À 18 ans, ses diplômes du Conservatoire National de Paris sous le bras, la violoncelliste Noémie Boutin a manifesté le souhait de s’écarter de cette route linéaire et toute tracée qui se dressait devant elle pour arpenter des chemins de traverse, préférant les « dérapages » à une répétitive vitesse de croisière. De Schubert à Daniel D’Adamo, d’un enregistrement des suites de Benjamin Britten au théâtre musical, sous ses doigts, c’est la féérie du spectacle vivant et poétique qui s’anime. Quand le grand écart se fait art…

« C’est tout notre corps qui se mélange avec l’instrument. »

Vous entrez à 14 ans au Conservatoire de Paris et l’on pouvait donc penser que vous alliez vous destiner à une carrière de musicienne classique toute tracée. La route était donc trop droite, pour expliquer votre envie d’emprunter des chemins de traverse ?

Lors de mes années au conservatoire, j’étais convaincue que j’étais sur le bon chemin. Les questions sont arrivées plus tard. Je devais avoir 18 ou 19 ans lorsque j’ai terminé mes études au conservatoire, âge auquel on manque cruellement de maturité. Il y a donc eu là un moment d’errance où je ne savais plus trop quoi faire, quelle route prendre. Le fait de rencontrer d’autres musiques, des personnes venues d’univers différents a été un déclencheur très puissant qui m’a donné cette envie à nouveau d’aller de l’avant. Cela pouvait aussi bien être le fait de jouer avec un performeur dans des bars, dans des lieux insolites ou bien encore de monter des œuvres de musique contemporaine dans le cadre de festivals avec ce plaisir de défricher une nouvelle partition, un nouveau langage. C’est également une période pendant laquelle j’ai découvert que je pouvais utiliser ma voix, notamment dans la musique contemporaine, ce qui m’a conduit vers le théâtre musical. Tout cela a été une merveilleuse période de stimulation, cette stimulation que j’avais peut-être perdue du fait d’avoir commencé très jeune un instrument et être ainsi entrée dans une sorte de routine.

Au-delà de l’envie, on a l’impression que, comme vous l’évoquiez, vos choix artistiques sont guidés par les rencontres. Ce fût je suppose le cas pour ce projet pour le moins atypique, « La Rose des vents » en compagnie du chef cuisinier Emmanuel Perrodin ?

J’ai rencontré Emmanuel un peu par hasard, invitée à Marseille pour un évènement qui mariait gastronomie et musique. Ça a été une journée assez exceptionnelle où participaient de grands chefs cuisiniers, des œnologues… Il y avait des conférences, des concerts dans les Docks de la ville… C’était beau, c’était bon, c’était festif !  Lors de cet évènement, on a beaucoup échangé avec Emmanuel et j’ai découvert en lui un personnage atypique, historien et passionné de musique. Il était devenu, comme il le dit, un cuisinier nomade qui ne fonctionne que par les rencontres, les évènements. Notre projet est donc né assez naturellement.

Noémi Boutin et le chef Emmanuel Perrodin sur scène pour une partition à quatre mains. Photo : J.Pierre Dupraz

Pour celles et ceux qui ne connaissent pas ce spectacle, il s’agit donc d’un projet atypique et ambitieux avec l’idée de mêler la préparation de la célèbre bouillabaisse à votre violoncelle dans une poésie musicale et gustative. Il a dû vous falloir du temps pour préparer cette « Rose des vents » ?!

Effectivement ! Deux ou trois années ont été nécessaires pour façonner le projet. Cela nous a demandé, à moi comme à mes partenaires avec lesquels je travaille dans la compagnie, de découvrir le monde de la cuisine et toute sa logistique qui peut aller du respect de la chaîne du froid aux dimensions d’une plaque de cuisson. Nous débarquions donc dans un univers nouveau dans lequel nous avons dû nous immiscer. Nous ne voulions pas faire de ce spectacle un divertissement dans une sorte de cours de cuisine amélioré avec un peu de musique pour l’habiller. Nous avons donc dû creuser pour sortir de ce schéma et intégrer cette poésie dont vous parliez. Nous nous sommes rapidement mis d’accord sur le fait qu’Emmanuel cuisinerait une bouillabaisse. Pourquoi une bouillabaisse ? Parce que c’est une grande marmite qui contient à la fois un plat populaire et des histoires de cultures qui se rencontrent, des parfums comme celui de la « Rose des Vents » qui est censé s’échapper de cette grande marmite. Il y avait tellement de choses passionnantes auxquelles s’atteler par le biais de ce plat. Par exemple le choix de compositeurs et compositrices pour mettre en musique cette bouillabaisse. Nous avons fait de ce spectacle un vrai duo où Emmanuel est un artiste, tout à la fois conteur et cuisinier.

Comment s’est opéré le choix musical de vos interprétations afin qu’entre bouillabaisse et violoncelle la symbiose opère ?

J’ai été soutenu par le centre de création musicale de Marseille qui m’a accompagnée dans les commandes, ce qui m’a permis de passer du temps afin de sélectionner les compositeurs avec lesquels j’avais envie de travailler. Quel que soit le spectacle, il est important pour moi de faire appel à des plumes qui soient singulières et différentes. J’ai donc choisi quatre compositeurs qui possèdent des univers très marqués. Le déclic et ce qui s’avère primordial dans un spectacle de ce genre, c’est le fait que l’on a pu passer du temps tous ensemble à Marseille, période que l’on a mise à profit pour tester des choses, pour en modifier d’autres, pour cuisiner ensemble, écouter des concerts… À partir de ce moment, la rencontre était faite, les sensibilités confrontées et chacun pouvait donc partir avec son imaginaire pour travailler sur le projet. De cet échange en amont sont donc nées des partitions fantastiques.

Quand musique et gastronomie ne font plus qu’un ! Photo : J.Pierre Dupraz

Lorsque l’on passe comme vous des années à travailler l’instrument pour parvenir au niveau d’exigence qui est le vôtre, quel est le rapport intime que vous entretenez avec le violoncelle ? Est-il une sorte de miroir de vous-même tout autant qu’un prolongement du corps lorsque vous jouez ?

Vous entrez là dans un vaste et complexe sujet. Je pourrais en parler des heures et il n’est pas chose aisée de le résumer. Il y a là quelque chose d’énigmatique même pour moi. Lorsqu’on grandit depuis l’âge de cinq ans avec un instrument dans les pattes, c’est un vrai partenaire ça c’est sûr. Ça peut être un ennemi, un compagnon, parfois un sauveur, une source de douleurs… C’est comme dans toute relation ; il y a ses hauts, ses bas, ses surprises, ses retrouvailles, ses moments de rupture…

On est là presque dans le vocabulaire du rapport amoureux ?!

C’est vrai ! Le violoncelle est quand même quelque chose qui prend une sacrée place dans ma vie. Il est très fragile, j’en ai la responsabilité et bien sûr cette peur qu’il ne se casse, de le perdre. C’est tout notre corps qui se mélange avec l’instrument.

Le violoncelle est en effet le seul instrument que, telle une personne, on enlace ?!

Il y a effectivement quelque chose qui est de l’ordre du câlin. Un câlin où il faut être en forme avec tout un travail musculaire à effectuer. Jouer du violoncelle, c’est un vrai engagement physique !

Photo : Alex Crestey

Que vous a apporté le fait de vous confronter à la musique contemporaine, tout autant dans le jeu à proprement parler que dans le registre émotionnel ?

Ça ouvre beaucoup de portes sur la manière d’utiliser l’instrument, d’utiliser le corps également avec des modes de jeu différents. Cela m’a surtout apporté beaucoup de détente et d’amusement. Je pense qu’il est merveilleusement enrichissement pour le musicien de passer d’une œuvre contemporaine à Schubert ou Bach par exemple. Cela apprend énormément sur les palettes sonores. On rebondit de l’un à l’autre et c’est passionnant.

Schubert et Daniel D’Adamo que vous interprétez avec le quatuor Bela, est-ce là le lien parfait entre vos deux amours, le répertoire classique et la création ?

C’est exactement ce pont entre deux univers que l’on a souhaité raconter d’autant plus que les derniers accords de la pièce de D’Adamo vont vers le premier accord de la pièce de Schubert. Il y a donc cette rencontre, cette discussion entre le passé et le présent, ce qui pour nous musiciens est émouvant. Dans la pièce de D’Adamo, j’ai une partition virtuose et physique qui va chercher des sons très ponticello ou ténébreux. Après cela, je prends mon rôle dans la pièce de Schubert, un rôle que j’aime tout autant avec cette responsabilité de faire chanter les violons, de les soutenir. Ce genre de grand écart est extrêmement jouissif, me stimule et m’apprend énormément.

Votre route prise après le conservatoire vous a permis de rencontrer de merveilleux improvisateurs comme Marc Ducret avec qui vous avez travaillé. L’improvisation, c’est de prime abord un domaine qui s’est perdu au fil des décennies dans la musique classique où tout est écrit et la marge de manœuvre pour sortir du texte plutôt mince. Travaillez avec Marc Ducret, c’était une volonté de vous approcher de ce monde où la partition se crée au fil du jeu ?

Marc Ducret écrit également et très bien. Il a donc composé une pièce pour moi ce qui fait qu’en duo, on jouait une partition. Même si en dehors de ça il improvise, ce cadre était très rassurant. Je suis également allée vers lui car son travail me fascine complétement. Quand je collabore avec des musiciens comme Marc, je pense qu’il y a un mélange entre ce questionnement sur ce que je vais y apprendre, doublé d’une vraie admiration.

Photo : Alex Crestey

Je suppose qu’il y a là pour vous une attirance tout autant qu’une fascination pour ce monde de l’improvisation ?!

Il y avait certainement le besoin de remplir un manque que je peux ressentir dans le domaine de la musique classique où, comme vous le disiez, l’art de l’improvisation s’est perdu au fil du temps sans en comprendre la ou les rasions. Personnellement, je ne suis jamais parvenue à passer le cap de l’improvisation car je mets la barre très haut. Avoir été au contact de musiciens comme Marc Ducret ou de la flûtiste Sylvaine Hélary, passés maitres dans cet art qu’est l’improvisation, fait que ce domaine me paraît une montagne infranchissable. Du coup, je n’ai pas passé le cap mais jouer au contact de tels musiciens m’a énormément appris sur le rythme, ce rapport à la spontanéité également.

Vous avez enregistré trois suites pour violoncelle de Benjamin Britten, une musique très complexe pour votre premier disque en solo. Ce projet a mûri pendant plusieurs années, c’est le temps nécessaire qu’il vous a fallu pour comprendre, digérer, appréhender ces œuvres qui demandent un grand engagement physique ?

Il m’a fallu du temps et ce n’est pas fini ! C’est vraiment une œuvre dans laquelle j’ai plongé, une musique que j’adore et qui s’avère un terrain de jeu infini pour un interprète. On y retrouve ces sonorités quasi baroques à certains moments, tout un tas d’histoires qui défilent, des paysages qui s’installent, une mélancolie très présente et, comme vous le disiez, cet engagement physique indispensable et qu’il faut apprendre à gérer. C’est un travail passionnant. Pendant plusieurs années, j’ai pu énormément jouer ces suites dans tout un tas de contextes et ce sont des musiques qui touchent au plus près du cœur. Elles me sont devenues tellement intimes que cela se ressent dans mon jeu je pense. C’est une musique où il y a beaucoup d’âme, de lumière, de ténèbres également. Bref, je ne m’en lasserai jamais.

Vous disiez des suites de Britten qu’elles racontent des histoires. La musique doit-elle pour vous être narrative, vous emporter vers des voyages, des couleurs, des ambiances ?

Je suis parvenue, avec le temps, à déceler que mon stimuli était de chercher dans le son une qualité d’images. Un rebond va donc me plaire à partir du moment où j’y vois l’image que j’ai choisie. Cela peut être un caillou qui tombe, une marche militaire… Je me suis rendu compte que j’étais contente de moi et de mon archet à partir du moment où je pouvais projeter ce genre d’images.

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En concert, par rapport aux sentiments que vous ressentez en interprétant une œuvre, comment parvient-on, tel un passeur d’émotions, à les transmettre au public venu vous voir, vous écouter ?

Je crois que nous sommes là dans un équilibre fragile. L’un de mes professeurs m’avait dit un jour : « Apprends à te mettre de côté. Là, on voit les émotions sur ton visage quand tu joues, ta souffrance. Ce n’est pas ce qui est important dans l’interprétation ! » Sur le coup, sa remarque m’avait un peu vexée mais en grandissant, j’ai compris qu’il y avait une ligne à tenir entre ce que l’on intègre de joie, d’affect, de blessures, de technique bien sûr dans l’interprétation et cet espace que l’on doit laisser. Il faut savoir se mettre de côté, se retirer presque pour laisser résonner l’œuvre. C’est ce savant équilibre qui n’est pas simple à trouver.

Si vous deviez inviter un néophyte à découvrir le violoncelle dans la musique classique, vers quelles œuvres le dirigeriez-vous ?

Oh mon Dieu ! Comme je vous le disais au début de notre entretien, je n’aime rien de plus que de proposer des œuvres très différentes que ce soit au niveau de l’époque ou du style musical. J’aurais du mal à diriger quelqu’un vers une œuvre particulière. Je crois que je lui proposerais plutôt une playlist de musiques allant de Marin Marais à Kaija Saariaho. Je pense que l’on peut tout autant plonger dans la mélancolie de Marin Marais que la contemplation et l’écoute des papillons de Kaija Saariaho ou le romantisme de Dvorak avec un égal bonheur.

Une porte ouverte vers la sensibilité de chacun donc ?!

Proposer sans imposer. Chacun doit suivre son propre chemin. Il faut inviter à découvrir tout autant que raconter cette merveilleuse histoire de la musique. C’est là selon moi le point essentiel.

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