Musique

John Scofield, la légende de la guitare jazz se raconte

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De Miles Davis à Herbie Hancock, Jaco Pastorius ou Charles Mingus, John Scofield a croisé l’acier de ses cordes avec des monstres sacrés et promené sa guitare sur toutes les rives du jazz qu’il soit acoustique, électrique, teinté de blues, de funk ou même de country. Si cinq décennies, faites de rencontres, ont construit, album après album, la légende de Sir John, propulsé au rang d’icône par tous les amoureux de la note bleue, elles n’ont en rien entamé la fraicheur du guitariste qui, le 5 juin, publie un nouvel opus aux allures de vibrant hommage, florilège de compositions de son compère et mentor, le bassiste aux 79 printemps, Steve Swallow. Un quart de siècle s’étant écoulé depuis ma dernière rencontre avec John Scofield, c’est donc avec une pointe de nostalgie que l’on évoque Miles, Hendrix ou Coltrane tout autant que les projets qui continuent à l’animer. Embarquez sur la piste à l’étoile !


« Hendrix était si doué, si unique dans sa manière d’aborder la guitare ; Je me suis dit que puisque personne ne pourrait jamais jouer le blues et le blues rock en approchant son génie, alors il était plus sage pour moi de me tourner vers le jazz. »

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Les Etats-Unis sont actuellement dans une situation inédite avec de nombreux décès causés par l’épidémie de Covid-19. Comment vivez-vous ce moment dramatique ?

C’est une situation effectivement compliquée et à laquelle nous n’étions pas préparés. Ma femme et moi sommes confinés à la maison, à l’abri. Même si tous les concerts ont été annulés, ce n’est rien comparé à toutes ces personnes qui meurent, souffrent et font face à une pauvreté encore accrue. C’est une époque étrange avec l’angoisse de ne pas savoir de quoi demain sera fait.

La sortie de votre nouvel album « Swallow Tales » a dû être repoussé face à ce confinement lié à l’épidémie. N’est-il pas trop frustrant pour un artiste de rester enfermé chez soi ?

Je vais vous avouer une chose, cela ne me change pas trop de mon mode de vie habituel (rires !). Je continue à jouer de la guitare à la maison. Bien sûr, il est assez frustrant de ne pouvoir se produire en concert et surtout, jouer avec d’autres musiciens, mais je continue à étudier la musique et apprendre des choses…

John Scofield qui continue à apprendre la musique ?!

On apprend toute sa vie durant. J’appelle cela de l’apprentissage, mais je suis fasciné par la musique dont je me nourris tous les jours en jouant ou encore en l’écoutant.

Dans ce nouvel album, vous rendez un vibrant hommage à votre ami et mentor Steve Swallow avec lequel vous interprétez un florilège de ses compositions. Comment est née cette idée ?

Après une quarantaine d’albums dans des registres très divers, je cherchais une idée nouvelle, avec cette envie qui me guide depuis le début de ma carrière de ne pas faire du réchauffé. J’ai toujours adoré les compositions de Steve et pouvoir les interpréter avec lui est un véritable accomplissement. Parce qu’il en est l’auteur, il en a une approche à la basse qui est unique et merveilleusement emplie d’émotion. Le fait de choisir la forme d’un trio guitare/basse/batterie, c’était aussi un moyen de donner à ces compositions un caractère intimiste afin d’en sublimer toute la beauté intrinsèque.

Entretien

« Swallow Tales » a été enregistré en une journée seulement. Était-ce une volonté de revenir aux sessions d’enregistrements du début du jazz des années 20 et 30 lorsque le temps était compté ?

En fait, les albums de jazz ont, pour la plupart, été réalisés dans une sorte d’urgence, en quelques jours seulement. Je connaissais les compositions de Steve depuis quarante ans et nous les avions jouées tant de fois que nous n’avions pas besoin de temps supplémentaire. Même si Bill (Stewart, le batteur de cet album en trio), lui, découvrait les morceaux, il assimile si vite les choses que le processus d’enregistrement s’est fait tout naturellement. Parfois, si l’on s’acharne à enregistrer un morceau encore et encore, on s’aperçoit qu’au fil des prises on perd l’énergie, l’intensité nécessaire qui en fait sa substantifique moelle. Pour ces compositions de Steve, tout coulait avec un naturel incroyable et les seuls paramètres relativement inconnus étaient de savoir si oui ou non on plaçait un solo de basse ou de batterie et si oui, à quel endroit. Tout le reste était d’une telle évidence que rien n’est venu parasiter cet enregistrement.

Vous n’avez fait qu’une prise pour tous les morceaux ?

Les titres ont été en boîte en deux prises généralement même si, pour certains, une seule prise a suffi. Ce qui est amusant, c’est que parfois, on se disait : « On va la refaire, juste pour voir ! » En fait, en réécoutant, on se rendait compte que rien ne valait l’émotion véhiculée par le premier jet.

Jazz acoustique ou jazz rock, sont-ce là les deux faces d’une même pièce ?

Oui, tout à fait ! Seul le son change, l’utilisation dans le jazz rock de nombreuses pédales d’effet parce que la guitare est électrifiée, modifie certes la forme, mais cela ne change en rien le fond. J’ai commencé par apprendre le jazz via le Be-Bop, les vieux standards et cela me fascinait véritablement. Ensuite, il s’est trouvé que lorsque je suis entré de plain pied dans la scène jazz comme guitariste, ça a été par la porte de la fusion qui était très en vogue dans les années 70. Mais, en tant que musicien, j’ai toujours été attiré par de nombreux genres musicaux, du blues au funk et même le rock.

J’ai d’ailleurs entendu que vous vous étiez tourné vers le jazz après avoir vu Jimi Hendrix en concert !

C’est tout à fait exact ! (rires). Hendrix était si doué, si unique dans sa manière d’aborder la guitare ; Je me suis dit que puisque personne ne pourrait jamais jouer le blues et le blues rock en approchant son génie, alors il était plus sage pour moi de me tourner vers le jazz.

Entretien

R&B, funk, jazz, on peut noter une large palette d’influences dans votre approche de la guitare. Tous ces genres musicaux ne sont-ils pas finalement étroitement liés et les dignes descendant du blues ?

Tous ces genres proviennent de la musique afro-américaine et ont donc un arbre généalogique commun. Mais il ne faut pas oublier que la musique classique européenne a été le point de départ de tout autre chose en s’exportant de l’autre côté de l’Atlantique. Concernant le blues, c’est ce par quoi j’ai commencé lorsque je me suis plongé dans la guitare et je crois que ce style musical, parce que j’y suis très attaché, se ressent indéniablement dans mon jeu.

Les standards des années 20 ou 40 que vous affectionnez particulièrement sont, dans leurs constructions musicales, de merveilleux terrains de jeu pour improviser. N’est-ce pas ce qui caractérise également les compositions de Steve Swallow ?

Je crois que Steve va, dans sa démarche créatrice, au-delà de la simple idée de composition en ayant toujours en tête d’offrir un merveilleux moyen d’expression pour tout musicien de jazz qui interprétera son morceau. Ses compositions sont, de par leurs structures harmoniques, mélodiques, dédiées à l’improvisation. Il vous laisse un fabuleux espace d’expression comme cela était effectivement le cas dans les standards des années 20 ou 40. Sa manière de composer est dans la plus pure tradition de ce qu’était le jazz à ses débuts, une base mélodique qui laisse le musicien exprimer, à l’intérieur de ce canevas, toute sa créativité, son originalité.

L’improvisation est certainement ce qui différencie le jazz des autres genres musicaux. On a tendance à dire qu’on n’improvise pas l’improvisation ! Quelle en est votre approche guitaristique ?

L’improvisation est la clé de tout et elle fait partie de mon jeu même lorsque j’interprète une mélodie. On commence dès le départ avec une gamme blues et puis, au fur et à mesure, on avance, on maitrise plus la structure mélodique, harmonique et on s’aventure chaque fois sur de nouveaux chemins encore vierges qui nous permettent d’avancer dans cet art complexe et sans limites. Improviser, c’est intégrer son Moi dans la musique, son émotion, tout ce qui nous différencie en tant qu’humain. L’improvisation ne s’improvise pas dans le sens où elle est un vocabulaire que l’on doit assimiler au fil du temps afin de créer son propre langage musical. Plus on maîtrise de mots, plus le vocabulaire sera étendu et plus vous aurez alors une grande liberté d’expression. C’est exactement la même chose que pour le langage parlé. Si vous ne possédez que 500 mots, il vous sera forcément plus compliqué de vous exprimer afin de faire au mieux passer un message. L’improvisation, c’est la même chose. Et ce message que vous véhiculez par le biais de votre musique sera évolutif car il va dépendre de l’instant où, avec ces notes, vous allez le formuler. Parce que vous n’êtes jamais deux fois de suite dans le même état psychologique, vous ne vous exprimerez pas de manière identique seulement guidé par les émotions qui sont les votre à l’instant T.

Entretien

Le guitariste a tendance à jouer très vite en plaçant le plus de notes possibles pour montrer son talent au début de sa carrière. Au fil du temps, on constate que le silence entre les notes devient presque plus important que la virtuosité en elle-même pour laisser vivre la musique. Le « Less is more » à la Jim Hall, est-ce une vision de la musique que vous partagez ?

Tout d’abord, je dois vous avouer que parfois j’aimerais jouer très très vite et, même si je continue à essayer, ce n’est visiblement pas mon truc ! (rires) Je partage bien sûr le point de vue de Jim car l’espace que l’on offre entre les notes est ce qui va permettre à la musique de respirer, de vivre. La course à la note, à la rapidité d’exécution n’est qu’une devanture technique, une sorte de compétition qui, musicalement, n’offre que peu d’intérêt. La virtuosité doit toujours être un bagage au service de la musique et non au service du guitariste. Nous devons apprendre à respirer avec la musique. Jouer le plus de notes possibles empêche cette respiration nécessaire et, si l’on ne respire pas, on s’étouffe.

Vous avez enregistré une quarantaine d’albums mais les trois années (de 1982 à 1985) passées aux côtés de Miles Davis ont marqué à jamais votre carrière. Que gardez-vous de ces moments ?

Miles était mon musicien préféré donc, en tant que fan, jouer à ses côtés a été une expérience fabuleuse. Quand Miles vous fait sentir que vous êtes à la hauteur pour jouer sur scène à ses côtés, cela vous donne inévitablement une énorme confiance en vous et donc, cela vous fait progresser à une vitesse folle. Miles parlait beaucoup musique et, contrairement à l’image que l’on a de lui, il échangeait beaucoup avec nous. J’ai pu constater en écoutant ses paroles que mon instinct dans ma manière d’aborder le jazz était bon car on partageait vraiment la même vision, la même approche des choses. Sur scène, je m’inspirais énormément de ses solos pour calquer mon jeu de guitare sur son approche, sa sensibilité, son sens incroyable de la note juste, son phrasé tout en émotion.

C’est par le biais du saxophoniste Bill Evans que vous avez rejoint le groupe de Miles ?!

Miles m’avait déjà rencontré quelques fois auparavant mais je ne suis pas certain qu’il s’en souvenait. C’est effectivement Bill qui me l’a fait rencontrer pour pouvoir réaliser ce rêve. Vous imaginez pour un jeune guitariste ce que jouer aux côtés d’une légende comme Miles Davis représentait ?!

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Au départ, vous étiez deux guitaristes dans ce groupe puisque vous partagiez l’affiche aux côtés de Mike Stern ?!

Tout à fait ! Mike et moi avions joué énormément de fois ensemble donc il n’y avait là aucun esprit de compétition ou quoi que ce soit dans le genre. Nous étions de véritables amis et donc nos deux approches se complémentaient sans que jamais l’un ne tente par un égo mal placé d’empêcher l’autre de s’exprimer.

Chez Miles comme chez Hendrix d’ailleurs, la musique est bien plus de l’ordre du message que de simples notes !

Chez tous ces grands musiciens, on dépasse effectivement le simple registre des notes et même de la musique. Il y a chez eux un tel esprit créatif que l’on se retrouve projeté dans un univers, un univers où chacun y voit forcément un message intrinsèque. C’était la même chose pour Coltrane. Il y avait une telle puissance, une telle implication dans son jeu que cela dépasse largement le simple cadre de la musique. On est avant tout dans le registre de l’humain. Que ce soit Miles, Hendrix ou Trane, ils donnaient tout, se livraient totalement, ils ne mentaient pas et c’est cette sincérité qui fait que le message qu’ils véhiculent vous arrive en pleine figure.

Nous nous étions rencontrés il y a de cela 25 ans et j’ai l’impression que votre appétence pour la musique est restée intacte malgré tous ces concerts, ces albums… La musique est l’élément essentiel qui ne cesse de nourrir votre vie ?!

La musique est ma drogue ! Elle n’est qu’une forme d’expression de l’être humain et celle qui, indubitablement, me correspond le mieux. Je suis persuadé que chacun, au fond de lui, a ce besoin d’exister au-delà du simple registre des mots. C’est là que l’art entre en action. J’ai besoin de la musique et c’est aussi vrai aujourd’hui que ça l’était lorsque j’ai débuté ma carrière dans les années 70.


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