C’est au cœur du paysage sauvage et aride de la Camargue qu’Armand Arnal a bâti son jardin d’Eden, un lieu en symbiose parfaite avec sa vision d’une cuisine où l’harmonie est le point central. Dans ce potager de 3 hectares, le chef laisse la nature s’exprimer et lui apporter, telles des offrandes, des produits uniques, sources inépuisables d’inspiration pour des recettes axées sur le végétal. Bien au-delà du simple restaurant étoilé, La Chassagnette est un mode de vie, un havre de paix et de liberté où le respect de l’environnement se mue en art culinaire. Bienvenue dans un monde où il fait bon laisser le temps au temps. Bienvenue dans le monde d’Armand Arnal !
« Ça paraît aberrant de se dire qu’aujourd’hui c’est le marketing qui décide en grandes surfaces de la saisonnalité du produit alors que seule la nature devrait avoir ce droit. »
Mettre le végétal au cœur de l’assiette a-t-il été, dès vos débuts de cuisinier, une priorité ?
Le végétal est présent depuis ma plus tendre enfance puisque ma famille vendait des légumes sur le marché de Montpellier. La cuisine méditerranéenne à laquelle je suis attaché met également le végétal au cœur de ses préparations. Mon attirance pour les légumes a donc été quelque chose de très naturel.
Que gardez-vous de vos années passées dans les cuisines de l’Essex House du chef Alain Ducasse à New-York où, là encore, le légume avait une place de choix ?
J’ai choisi de travailler chez Alain Ducasse car il avait, à l’époque, une sensibilité aux légumes que d’autres chefs n’avaient pas. Partir à New-York a été une expérience très enrichissante en tous points puisque Alain Ducasse avait déjà organisé des voyages avec des chefs pour sélectionner des producteurs de légumes et de fruits extraordinaires. Cela a été l’occasion de découvrir tout un tas de produits mais aussi de producteurs de la côte Est des États-Unis très engagés dans le végétal.
Lorsqu’en 2006 vous découvrez La Chassagnette est-ce un coup de foudre, un endroit qui cristallisait tout ce vers quoi vous tendiez en tant que chef ?
Ça a été un coup de foudre total. Je me souviens m’être garé sur le parking et là, un petit pont vous fait entrer dans cet univers incroyable de La Chassagnette, cet Eden qu’est ce merveilleux potager. On était au mois de novembre et, même si ce n’étaient pas les conditions idéales, il y avait pourtant là une telle lumière en Camargue que, lorsque j’ai passé la porte, j’ai vraiment eu l’impression que c’était l’endroit qui m’avait choisi.
Quand on pense à la Camargue, on pense plutôt sol aride que terre propice à un potager !
C’est vrai que c’est une terre difficile à travailler mais c’est aussi une terre de caractère avec une force transmise aux légumes. Le fait de travailler dans des grandes maisons comme celle de Monsieur Ducasse m’offrait le choix du roi avec la quintessence des meilleurs produits. Ici, sur cette terre de Camargue, j’ai dû comprendre les difficultés liées à l’environnement, donner la chance à un produit qui n’était pas absolument parfait mais chargé d’une histoire, chose que je trouve merveilleuse. S’est donc mis en place un processus inversé. Quand je suis arrivé ici en 2006 au mois d’avril, en fonction de la saison, je me suis dit : « je veux des asperges, des petits pois… » Le jardinier m’a alors expliqué que, dans ce potager, cela fonctionnait différemment. Ici, on attend simplement que le produit arrive sans ne jamais rien forcer. J’ai vite compris la chose et je n’ai donc pas lutté pour modifier le souhait de la nature. Peut-être est-ce dû au fait que c’était ma première place de chef et qu’il était commode de me cacher derrière le jardin ! Quoi qu’il en soit, j’ai dit : « ok, j’attends ! » Et, aujourd’hui encore, j’attends que les choses arrivent, qu’elles viennent à nous.
C’est donc le produit qui décide du plat plus que le chef ?!
Cela part d’une sensibilité, d’une envie, du produit, du souhait de raconter une histoire. Il y a, en ce moment, un plat à la carte qui se compose d’une tomate géante tiède agrémentée de plein d’aromates. Cette recette est née lors d’un service où nous avions eu énormément de monde. Je suis donc allé chercher des tomates dans le potager pour le soir et là, j’ai cueilli une énorme et magnifique tomate ananas jaune d’environ 800 ou 900 grammes et, lorsque je l’ai ouverte, elle était tiède puisqu’elle avait pris toute la chaleur de la journée. J’ai trouvé ça si génial que l’on a essayé de reproduire cette sensation dans l’assiette.
Vous qui êtes habitué aux produits d’exception de votre potager, quel regard portez-vous sur ces tomates au goût insipide que l’on retrouve bien trop souvent sur les étals des supermarchés ?
J’ai été assez choqué pendant le confinement que la première image forte qui soit passée à la télévision concernant l’agriculture soit celle de tomates hors sol dans des serres. C’est une image que je garde encore en moi. L’agriculture en France est quelque chose de primordial et nous, les chefs, ne sommes que des voix qui portent le produit, prêchent la parole de celles et ceux, producteurs, qui sont derrière nous tous les jours dans le jardin ou dans l’exploitation agricole. Ce sont vraiment eux qui ont le premier rôle. Nous, on essaye juste de magnifier leur travail le plus poétiquement possible. Je trouve dommage que l’on dépense autant d’énergie humaine pour, à la fin, nous retrouver avec des tomates au goût d’eau dans les supermarchés.
On a effectivement l’impression de se tourner vers une uniformisation du produit là où, dans votre potager, vous prônez la différence !
Ça paraît aberrant de se dire qu’aujourd’hui c’est le marketing qui décide en grandes surfaces de la saisonnalité du produit alors que seule la nature devrait avoir ce droit. Là, on a déjà des tomates partout et depuis longtemps alors que l’on sait très bien que ces fruits n’arrivent qu’au mois d’août ! Il faut laisser le temps au temps. On peut très bien prendre les produits à maturité et faire des conserves qui assureront un meilleur résultat gustatif que ces fruits ou légumes que l’on retrouve toute l’année et qui n’ont aucun goût.
Le seul point positif de ce confinement est peut-être le retour au circuit court ?!
Mon métier n’est rien si je n’ai pas de produits. Nous, les chefs, ne sommes pas indispensables. Ce qui est important, c’est de mettre en lumière le travail de la terre. Notre société a toujours créé des effets de mode, des besoins sans envie. Aujourd’hui, on s’aperçoit qu’une cuisine débridée, libre est source de plaisir. Je ne parle pas là d’une cuisine sans viande, sans sucre ou sans quoi que ce soit du reste car, dans ma conception de la gastronomie, la cuisine se fait avec. Avec amour, avec envie, avec passion… La cuisine « sans » n’est tout simplement pas de la cuisine !
Vous parliez de cette énorme tomate ananas gorgée de soleil qui a été à l’origine d’une nouvelle recette. C’est donc ainsi que naît votre inspiration ?
On a passé notre temps à parler à la nature en lui disant : « C’est comme ça qu’il faut que tu fasses ! » Mais on ne l’écoute pas assez. La nature nous envoie des signes, nous envoie des sons, des odeurs, des couleurs… Et je pense qu’il faut savoir l’écouter. Cette tomate tiède qui m’est tombée dans les mains, c’est le fruit du travail des jardiniers de la Chassagnette tout autant que ce que la nature a pu nous donner de meilleur. Tout à coup, c’est la recette qui vient à moi, ce n’est pas moi qui fais la recette !
C’est un échange permanent ?!
Tout à fait. Et c’est un échange dans lequel il faut savoir écouter.
Pouvez-vous justement nous parler de ce potager, de ce verger qui vous assurent une totale autonomie tant au niveau des légumes que des fruits ou des herbes et aromates utilisés dans la conception de vos plats ?
Cela fait une quinzaine d’années que je travaille sur ce projet avec les jardiniers de La Chassagnette. C’est un endroit qui, aujourd’hui, fait 3 hectares et où l’on a installé des serres pour assurer des rotations. On a planté des arbres fruitiers et nous nous sommes dernièrement aperçus qu’il fallait aller encore un petit peu plus loin car, même en ayant beaucoup d’espace pour pouvoir laisser respirer la terre, il nous manquait un engrais naturel lié à la présence animale. Depuis début janvier, on a donc décidé, avec le chef jardinier, d’introduire des animaux. Nous avons commencé par les abeilles puisque nous avons installé 50 ruches sur l’exploitation. Il ne s’agît pas de ruches d’apiculteurs classiques mais de l’observatoire français d’apidologie, ce qui nous permet de réaliser un incroyable travail sur les abeilles. Ces spécialistes examinent avec nous les différents effets de la pollinisation sur les variétés du jardin de La Chassagnette. On a ensuite installé un poulailler et, bientôt, nous allons introduire du bétail comme des agneaux ou des chèvres. Il faut essayer de suivre ce mouvement de la nature qui est pour nous un apprentissage au quotidien. Nous nous trouvons, comme vous l’avez dit, dans ce lieu très aride qu’est la Camargue où la main de l’homme est essentielle à la survie de l’écosystème. La culture du riz mise en place est, par exemple, essentielle pour dessaler les eaux. L’élevage de taureaux est également primordial. Toutes ces initiatives permettent à cet écosystème de survivre. Sans tout cela, les étangs seraient asséchés et nous n’aurions qu’un tas de sel. Même chose pour les pêcheurs du Vaccarès qui ne pratiquent pas une pêche intensive mais s’appliquent à travailler l’anguille, le sandre, l’écrevisse de Camargue… Tout est réalisé en harmonie avec la nature.
Les clients qui viennent dans votre restaurant sont-ils au-delà des recettes que vous proposez à l’écoute de cette démarche de respect de la nature jusque dans l’assiette ?
En tant que client, ce que j’attends d’un restaurant, c’est qu’il me procure du plaisir. Je vais donc d’abord tenter de remplir cette mission. Après s’instaure un dialogue naturel entre le client et nous s’il a envie de découvrir, de s’intéresser au projet global qu’est La Chassagnette. Nous sommes bien sûr là pour les accompagner. Nous ne sommes pas militants non plus ! Tel n’est pas notre rôle.
Outre votre table gastronomique étoilée, vous proposez des pique-niques au cœur du jardin potager de La Chassagnette. Déguster le produit que l’on voit pousser devant soi, est-ce au-delà de l’aspect gustatif un bon moyen de comprendre l’environnement nourricier qui nous entoure et donc nous inciter à plus le respecter ?!
Bien sûr. C’est une façon qui nous est apparue tout à fait adéquate pour sensibiliser tout en restant, comme je vous le disais, dans notre rôle.
Vous organisez également des rencontres avec d’autres chefs. La gastronomie, c’est avant tout le sens du partage ?
C’est essentiel ! Tout commence par le partage et il est toujours très enrichissant pour nous de recevoir une ou un chef. Lorsque cette personne se retrouve propulsée dans le potager et qu’elle apporte sa technique, sa sensibilité aux produits que nous cultivons, cela crée des liens, de la poésie, cela fait plaisir à nos clients en leur offrant une autre expérience culinaire. C’est vraiment une démarche qui nous tient à cœur. On ne fait d’ailleurs pas cela qu’avec des chefs puisque nous allons prochainement organiser une rencontre avec un philosophe ou avec des personnes passionnées par la cuisine mais dont ce n’est pas le métier. Cela nous ouvre un champ de possibilités avec des gens désireux de partager un moment convivial avec nous.
C’est effectivement là une ouverture vers un champ des possibles sans limite ! On a vraiment l’impression, dans votre discours, que cuisine et poésie sont intimement liées ?!
La vie sans poésie n’existe pas ! C’est un élément essentiel au développement intellectuel, sensoriel. La poésie est notre lien le plus fort avec la nature à mon sens.
Pensez-vous que l’on puisse inciter le consommateur qui n’a pas forcément les moyens de manger dans un restaurant étoilé de se tourner vers le « mieux manger », à avoir un certain sens de l’écoresponsabilité ?
Il faut pour cela que le consommateur soit à l’écoute et pas trop pollué par tous ces discours pré établis qui, par le biais de la publicité à outrance, ne font que pousser à la consommation. On se rend compte aujourd’hui que s’installe un véritable greenwashing (action par laquelle une entreprise, une marque met en avant une politique ou des actions en faveur de l’environnement alors même que son activité est par essence destructrice) auquel il convient de faire attention. On nourrit les gens avec la peur. La peur de rater un plat en leur disant : « achetez un plat cuisiné, vous verrez c’est bien plus facile ! » Je m’aperçois que, question cuisine, beaucoup de gens sont tétanisés à l’idée d’ouvrir un livre de recettes ou bien de regarder sur Internet comment réaliser tel ou tel plat alors que, lorsque je me rends chez eux et que je les accompagne, l’échange, le partage les fait se dépasser et réussir ce qu’ils pensaient irréalisable. Le dialogue est la base de tout. Bien sûr, il est plus simple d’acheter un sac de pommes de terre ou un kilo de tomates au supermarché tout en faisant ses courses mais faire l’effort d’aller sur le marché est si enrichissant dans le dialogue qui s’instaure avec le producteur qui va souvent vous donner des conseils, vous aiguiller sur comment cuisiner au mieux son produit, comment le conserver, le magnifier… Cette démarche permet de nourrir tout autant l’intérieur que l’extérieur de ce que l’on est.
C’est étonnant le vocabulaire que vous employez. Vous dites faire l’effort d’aller sur un marché. C’est effectivement pour beaucoup un effort alors que cette démarche ne devrait être que du plaisir !
Dans un supermarché, on a hélas la terre entière au bout du doigt alors il est compliqué d’inciter les gens à se lever pour aller au marché ! Encore une aberration du confinement, on a interdit les marchés alors que les grandes surfaces, là où le virus à beaucoup plus de risques de se propager, sont restées ouvertes.
À titre personnel, comment avez-vous vécu ce confinement et ce retour sur soi ?
Je ne me suis pas accroché à des branches mortes. J’ai accepté le temps comme une pause.
Et cette pause vous a-t-elle été salutaire ?
Cela m’a permis de me laisser vivre, de ne pas entrer dans une sorte de productivité à outrance comme pour rattraper le temps en me disant : « il faut absolument que je mette cette période à profit pour créer de nouvelles recettes ! ». Cela a été l’occasion d’asseoir encore un peu plus ce que j’ai au fond de mon cœur et d’avoir plus confiance en ma démarche, en ce à quoi je crois. Dans un restaurant, on a tendance à toujours aller vers le plus. Un peu plus de clients, de recettes… Même au cœur du potager, on reste des artisans qui souhaitent sans cesse s’améliorer, à aller plus loin. On peut aussi se contenter de ce que l’on a, en profiter sans, en permanence, se projeter dans l’après. Ce confinement m’a permis d’être un peu plus dans le présent.
Cela vous a aussi sans doute permis de prendre le temps de regarder pousser vos fruits et légumes, de les admirer ?!
Tout à fait ! C’est d’ailleurs ce que j’ai fait. Je venais tous les deux ou trois jours voir le potager et j’ai même dormi dans le restaurant pour essayer d’entendre un peu plus ce que la nature avait à me raconter.
On parle beaucoup du bio qui a le vent en poupe en ce moment avec une tendance à devenir un label. Pourtant bio signifie souvent prix multipliés par deux ou trois. Comment dans ce cas concilier mieux manger et pouvoir d’achat ?
Le bio, c’est aussi aujourd’hui des légumes en vrac qui arrivent d’à peu près de partout en Europe emballés dans du plastique, ce qui est un comble ! Là aussi, il y a encore pas mal de chemin à faire. Tout est question de nuance en fait. Du bio oui, mais du vrai bio pas du marketing. De la viande, oui, mais de la bonne viande faite par des producteurs passionnés. Et encore une fois, ces gens-là, on les rencontre sur les marchés ou en allant visiter une ferme et non dans les grandes surfaces. J’ai la chance d’avoir un jardin certifié bio, mais je suis conscient du fait que cela m’impose des contraintes fortes. Il ne faut pas suivre un courant, une mode mais être en accord avec ce en quoi l’on croit.
Si je vous invite à dîner, je vous prépare quoi pour vous faire plaisir ?
Ce que vous aimez le plus. Ce dont vous avez envie au moment où vous en avez envie. C’est pour moi le meilleur plat. Avec une bouteille de vin qui va avec bien sûr !