Musique

Jacques Viret, musicologue

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EntretienPianiste et organiste, Jacques Viret est aussi et surtout un éminent musicologue, professeur (émérite depuis 2009) à l’université de Strasbourg. Spécialiste du chant grégorien, thème de sa thèse de doctorat ès lettres, l’homme n’en demeure pas moins un amoureux de la musique « classique » au sens large du terme. Pour preuve, les nombreux ouvrages publiés par Jacques Viret qui, outre le chant grégorien, traitent avec passion d’opéra, de musique baroque ou médiévale et du controversé compositeur qu’était Richard Wagner. Résultat, une interview fleuve qui demanderait une suite tant le discours de ce musicologue est riche et plein d’enseignements.


« En matière de grégorien deux camps se font face : celui des catholiques traditionalistes et celui des chanteurs laïcs. »

Comment est né le chant grégorien ?

Je vais vous surprendre : le grégorien n’est jamais né, donc il ne mourra jamais ! Je m’explique. Bien sûr, historiquement il y a une naissance du grégorien. Elle a eu lieu au ive siècle, quand le christianisme est devenu la religion officielle de l’Empire romain – alors sur son déclin – et que la liturgie de Rome a été célébrée en latin et non plus en grec comme auparavant. Elle a connu à ce moment un puissant essor, en particulier sous l’angle musical. On a instauré la fonction de chantre (cantor), alors qu’auparavant il n’y avait qu’un lecteur (lector). Cependant il faut voir aussi au-delà de l’histoire. On y est obligé quand on s’occupe de tradition et donc d’oralité : toute authentique tradition passe par la bouche et l’oreille, sans document écrit, unique grain à moudre pour les historiens ! Au ive siècle, des écrits existent, mais non des notations musicales : les plus anciennes n’apparaîtront qu’au ixe siècle. Donc à ce stade on ne « compose » pas des chants au sens où nous l’entendons. Dans le monde des traditions, rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme. C’est pourquoi aucun nom de compositeur n’est connu ; c’est pourquoi aussi le style du répertoire ancien nous apparaît si homogène. L’individualité de l’artiste traditionnel se fond dans la tradition qu’il recueille et transmet.

Mais d’où vient le grégorien ?

Redoutable question ! Il y a un héritage judaïque. Quelques musicologues, notamment Abraham Idelsohn au début du xxe siècle, ont décelé des similitudes précises entre le grégorien et le plus ancien chant juif, par exemple dans la manière de « cantiller » (réciter en chantant) les psaumes. À part ça il y a sans doute une superficielle influence grecque, hellénistique. Sans doute également un apport celtique, européen, à travers le folklore, notamment pour le chant vocalisé (jubili pastorales, « vocalisations des bergers »). Il faut remonter plus loin encore, jusqu’aux universels archétypes mélodiques, source de toutes les traditions musicales du monde ; musique « primitive », sans âge ni origine, comme les chantonnements que les enfants improvisent selon leur instinct depuis l’âge d’un an. Voilà pourquoi le grégorien se situe, en un sens, hors du temps. Ses formes renvoient à une époque et à une localisation précises (le latin), mais sa substance musicale est intemporelle.

Le fait que ce chant soit homophone (une simple mélodie) est-il sa principale caractéristique ?

Oui, au point de vue musical il s’agit de sa caractéristique essentielle. C’est une pure mélodie qui se suffit à elle-même, sans accompagnement, sans polyphonie. Elle porte en elle l’harmonie du « mode » qui est sa matrice : chacun des huit modes modélise un type particulier de composition mélodique. Le théoricien Gui d’Arezzo, au xie siècle, a comparé ces modes aux types humains : chaque mélodie révèle son mode, de même que chaque être humain révèle par son apparence l’ethnie qui est la sienne. Cependant la théorie des modes est postérieure (ixe siècle) à la composition du vieux fonds. En vertu de sa nature monodique et modale, le grégorien s’apparente de près aux traditions d’Orient encore vivantes aujourd’hui : râga hindoustani, maqam turco-arabe, dastgah iranien. Il faut l’entendre avec la même oreille que ces musiques-là, ce qui ne va pas de soi si l’on est habitué à Mozart et Brahms.

« Le chant donne au culte divin une grandeur qui attire merveilleusement les âmes vers les choses célestes », expliquait le pape Pie X dans son motu proprio de 1903. Est-ce là sa principale vocation ?

Le pape Pie X a réformé la liturgie catholique au début du xxe siècle, en interdisant aux compositeurs de motets et messes de s’inspirer du style profane, d’opéra. Désormais n’y seront admis que le chant grégorien et la polyphonie imitant le style a cappella de Palestrina (c’était déjà l’idéal du « cécilianisme » allemand au xixe siècle). En fait de grégorien, il s’agissait – sous l’angle de l’exécution – de celui que mettaient alors à l’honneur les moines bénédictins de Solesmes, attelés à sa restitution depuis 1856 sur la base des anciens manuscrits. On admire leur travail paléographique, mais leur façon de chanter ne repose sur aucune base réellement traditionnelle. Néanmoins elle répondait – répond toujours – à un certain idéal de piété catholique que l’on peut juger doucereux et sentimental. C’est à ce contexte de catholicisme plus ou moins « saint-sulpicien » que se rattache la phrase que vous citez. On aime ou n’aime pas ce style, c’est selon. Les moines disent volontiers que leur chant se conforme aux trois vœux monastiques : obéissance, humilité, chasteté. Je voudrais bien qu’ils me citent un seul écrit médiéval appuyant cette affirmation…

Partagez-vous le point de vue du chef d’orchestre Otto Klemperer qui disait « La musique est infinie, elle est le langage de l’âme » ? Cette sentence s’applique parfaitement, me semble-t-il, au chant grégorien.

Oui ! La musique est infinie parce que langage de l’âme ; donc immatérielle, spirituelle, largement ouverte sur la sensibilité, l’imaginaire, le rêve… En disant cela, Klemperer pensait probablement aux philosophes, poètes, musiciens romantiques qui l’ont dit avant lui. Et certes, on peut appliquer cette sentence à la cantilène grégorienne. Mais elle procède d’un autre plan de l’âme – si l’on peut dire – que la musique moderne : plus dépouillé, intériorisé, quintessencié, davantage détaché des choses de ce monde et des affects humains qu’une Passion de Bach ou qu’une messe de Mozart (pour rester dans le domaine religieux).

Si ce chant est aujourd’hui encore apprécié pour sa musicalité, ses paroles latines font de lui, aux yeux de certains, le symbole d’une église rétrograde. Qu’en pensez-vous ?

Actuellement, en matière de grégorien deux camps se font face : celui des catholiques traditionalistes et celui des chanteurs laïcs. Les catholiques conservateurs s’approprient le grégorien comme leur bien propre, partie intégrante de la liturgie en latin qu’ils défendent. Sur le fond ils n’ont pas tort, cependant leur optique est beaucoup trop étroite, voire sectaire. Ils se replient sur l’esthétique solesmienne et catholique du xixe siècle et refusent de voir le grégorien comme ce qu’il est en réalité : un chant sacré parmi d’autres (de même que, par exemple, la psalmodie coranique, le chant synagogal, le chant chrétien gréco-byzantin), et une mélodie modale analogue à celle des traditions orientales. En le reliant à ces traditions qui lui sont proches, on lui restitue son vrai visage. C’est ce qu’on fait, depuis 1975, quelques chanteurs ou chefs de chœur laïcs, au premier rang desquels Marcel Pérès, fondateur en 1982 de l’ensemble vocal Organum. À travers ses concerts et ses nombreux disques, il a accompli un travail extraordinaire pour retrouver la tradition authentique du chant sacré latin, occidental. Toutefois il s’est peu intéressé au grégorien le plus ancien, celui d’avant l’an mil ; son domaine de prédilection ce sont le vieux- romain (un répertoire parallèle au grégorien) et les plains-chants du bas Moyen Âge et de l’époque baroque. Pour le grégorien primitif, Damien Poisblaud mérite la palme. Œuvrant dans la ligne de Pérès, il vient de faire paraître, avec ses « chantre du Thoronet », un sublime disque d’offertoires. En entendant ce grégorien non conforme au style standard, certaines personnes se récrient : « exotique, oriental ! » Or, si par miracle ces personnes pouvaient écouter l’enregistrement d’un chantre du viiie siècle, elles auraient la même réaction ! Lorsque, voici un demi-siècle, les Corses ont réentendu leurs propres polyphonies traditionnelles qu’ils avaient oubliées mais dont la tradition s’était perpétuée en quelques endroits, ils ont dit : « c’est arabe ! » La Corse est aussi un lieu de mémoire pour l’antique tradition des chantres, que Pie X et Solesmes ont détruite au profit de la chorale paroissiale. En réalité le chant liturgique selon Pérès ou Poisblaud n’est ni oriental, ni occidental. Pour nos oreilles il sonne oriental simplement parce que l’Occident a évolué vers une autre esthétique depuis l’an mil (de 1054 date le schisme officiel entre les chrétientés latine et grecque), tandis que l’Orient a conservé, au moins dans l’esprit, celle de l’ancien temps. Ce qui sonne oriental, ce sont par exemple les petits ornements, tremblements, vibrations de la voix : eh bien, ces ornements sont consignés avec minutie dans les notations « neumatiques » depuis l’an 900. Ainsi de deux choses l’une : soit on essaie de les restituer en « faisant oriental », soit on les ignore à l’instar des moines de Solesmes ; mais alors il ne faut point prétendre à l’authenticité…

Pouvez-vous nous éclairer sur le cryptogramme mélodique et ésotérique que vous avez découvert en 1978 ?

C’est une étrange histoire… En 1977, les écrits de René Guénon m’ont révélé le fascinant domaine de la symbolique, dimension essentielle de toute vraie spiritualité. Je préparais à ce moment ma thèse sur le chant grégorien et cherchais une explication symbolique des huit modes grégoriens. J’avais constaté qu’on peut disposer symétriquement, en mandala (croix encerclée) autour de sol, les cinq notes fondamentales du chant grégorien, ré, fa, sol, la, ut/do, et que cette disposition dégage des corrélations suggestives. En haut l’hémisphère lumineux du mode majeur de fa (fa sol la do) s’oppose à l’hémisphère sombre, en bas, du mode mineur de ré (la sol fa ré, symétrique inverse du mode de fa), comme le cercle chinois du taijitu où s’emboîtent le yang masculin et le yin féminin. C’est l’univers de la dualité. Avec sa tonique au centre, le mode de sol réunit les deux hémisphères (ré fa sol la do) ; au sein de l’Un expansé les opposés deviennent complémentaires : lumière mystique. Reste le mode de mi, transition entre ré sombre et fa lumineux, contrepartie sombre du mode de sol : conversion (métanoïa), changement d’orientation, passage du matériel au spirituel. Les quatre toniques des modes grégoriens, ré, mi, fa, sol, marquent donc les étapes d’un parcours initiatique… Réfléchissant à cela, j’étais intrigué par le fait que la note sol, au milieu de la croix musicale, signifie « soleil » en latin, symbole traditionnel du centre (voir le captivant Dictionnaire des symboles, collection Laffont/Bouquins). Curieuse coïncidence ! Il ne m’avait pas échappé, en outre, que les trois notes de l’axe vertical, ré, sol et ut, forment un embryon de mot, resolut…, à compléter par la syllabe initiale du mot Ioannes, « saint Jean ». Cela pouvait-il être fortuit ? Comme chacun sait, Gui d’Arezzo, au xie siècle, a extrait les syllabes des notes musicales de la strophe initiale de l’hymne Ut queant laxis chantée aux vêpres de la fête de saint Jean-Baptiste, le 24 juin, trois jours après le solstice d’été – hormis si ajouté plus tard, qui n’entrait pas dans le cadre de son système, et do qui remplacera ut, peu euphonique. Or, un riche contexte ésotérique s’attache au christianisme johannique (jusqu’au folklore, voir les feux de la Saint-Jean). Il y a l’Église extérieure, officielle, dogmatique, intolérante de Pierre et celle, intérieure, secrète, non dogmatique et tolérante de Jean, l’Église des initiés, des bâtisseurs de cathédrales. Les écrits johanniques du Nouveau Testament sont caractéristiques à cet égard. Dans le poème hymnique, les « serviteurs » de Jean le prient de « purifier leurs lèvres » pour qu’ils puissent « chanter ses louanges ». L’action des Maîtres Chanteurs de Wagner se déroule le jour de la Saint-Jean, Johannistag. Jean-Baptiste, la « voix qui crie dans le désert », serait-il donc le patron des chanteurs, à côté de celle des musiciens, sainte Cécile ? Enfin, un jour de 1978, il m’est apparu que les syllabes la et fa étaient celles de la lettre grecque alpha, et qu’avec le sol central elles constituaient le binôme alpha/oméga, allusion au Nom divin de l’Apocalypse : « Je suis l’Alpha et l’Oméga », la étant retourné pour suggérer un rayonnement à partir de sol. Ainsi je découvrais que les syllabes des notes de la gamme recelaient un cryptogramme musico-symbolique ! Autour du sol central, un axe vertical re-SOL-ut-io, « dissolution » en latin, suggère la mort à soi-même – détachement, renoncement, le lâcher-prise des Orientaux – pour accéder à un niveau spirituel ; et l’axe horizontal la-SOL-fa figure le plan terrestre, là où se déploie la vie émanée du sol central (l’Esprit divin, Christ, « Soleil de justice »). J’ai présenté ce cryptogramme musico-ésotérique dans un grand chapitre de ma thèse, avec moult références symboliques, théologiques, alchimiques et autres (la pythagoricienne harmonie des sphères) susceptibles de l’éclairer. Et je m’en suis servi pour élucider la signification et l’expression des modes grégoriens. Lors de la soutenance en Sorbonne, mon directeur de thèse, Jacques Chailley, m’en a complimenté tout en complétant explication, car il avait découvert des significations qui m’avaient échappé. Ceci dit, ce cryptogramme reste aujourd’hui une fameuse énigme ! Je n’ai jusqu’à présent trouvé nul indice tangible pour en éclairer les implications historiques. Le poème de l’hymne est attribué à Paul Diacre, érudit de la cour de Charlemagne, mais Chailley a démontré que la mélodie était plus récente, peut-être composée par Gui d’Arezzo lui-même. Et à part ça ? Seulement des hypothèses plus ou moins aventureuses. Gui était-il au courant des sous-entendus initiatiques des syllabes qu’il a utilisées pour son système de solmisation, prototype de notre solfège ? Il n’en souffle mot. Le plus curieux est qu’on peut fort bien interpréter le cryptogramme en faisant abstraction de la musique, comme un extraordinaire condensé de la Gnose universelle centrée sur le processus vie/mort/renaissance (le dernier vers de la strophe, Sancte Ioannes, « Saint Jean », contient le nom Io-nas, « Jonas », symbole de résurrection, découvert par Chailley). Récemment, j’ai proposé dans le B.A.-BA du chant grégorien une interprétation sur la base de la Kabbale chrétienne, en associant les cinq syllabes ut la sol ré fa aux cinq lettres du Pentagramme hébreu Yod Hè Shin Waw Hè, YHShWH, Ièshwè, « Jésus », lui-même extension du Tétragramme imprononçable YHWH, Yèwè (Dieu). La lettre « christique » Shin se situe au centre du mandala, comme sol/Soleil/Oméga. L’hémisphère supérieur de celui-ci réunit les lettres HYH, Èyè, « Être » (masculin spirituel, triade majeure fa-do-la), tandis que l’hémisphère inférieur regroupe les lettres HWH, Èwè, « Ève » (féminin matériel, triade mineure la-ré-fa). Peut-être ces dix-huit lettres mystérieuses sont-elles surtout destinées à susciter notre méditation ? On n’a jamais fini d’en creuser les profondes significations…

Vous avez, par ailleurs, publié un petit livre sur Richard Wagner (collection « Qui suis-je ? » de Pardès, 2006). Ce dernier, bien qu’étant l’un des plus grands compositeurs, a publié des écrits antisémites et a été annexé par l’Allemagne nazie. Doit-on le « destituer », comme le gouvernement français vient de le faire pour Céline ?

Ah non, certainement pas ! D’ailleurs, Wagner est déjà « destitué » dans l’État d’Israël où on n’a pas le droit d’exécuter publiquement sa musique. Essayons de voir les choses sereinement ; ce n’est pas le cas de l’arrière petit-fils gauchiste Gottfried, dont les mémoires traînent son aïeul dans la boue en quelques pages remplies d’erreurs, et qui se proclame fièrement « antiwagnérien » ! J’ai publié dans L’Éducation musicale un article pour mettre les choses au point. Bien sûr, il n’est pas question d’approuver l’antisémitisme de Wagner, d’ailleurs courant à son époque. Son petit traité Du judaïsme dans la musique ne vole pas haut, c’est le moins qu’on puisse dire. Cependant Wagner n’a pas été un antisémite militant ; il a même refusé de signer une pétition dirigée contre les juifs. Jamais, au grand jamais, il n’aurait approuvé les chambres à gaz, ni d’ailleurs le nationalisme belliqueux des nazis ! Toute sa philosophie humaniste en témoigne. On devrait donc, à son propos, parler d’antijudaïsme plutôt que d’antisémitisme. Ce n’est pas sa faute si son beau-fils posthume Houston Stewart Chamberlain devait être un inspirateur d’Hitler, ni si sa belle-fille également posthume Winifred (épouse du fils Siegfried mort en 1930, talentueux compositeur et chef d’orchestre) devait accueillir à Bayreuth le Führer en ami de la famille. Wagner voulait seulement que les juifs se convertissent au christianisme – lui-même était fervent luthérien – pour qu’ils ne soient plus juifs. Ce n’est donc pas à ses yeux une affaire de gènes, de biologie, de « sang aryen ». Il aurait voulu baptiser le chef d’orchestre Hermann Levi, à qui il confia la direction de Parsifal. Saint Paul a écrit dans l’épître aux Galates : « Il n’y aura plus ni Juif, ni Grec… » Je ne sache pas que sur la base de ce verset on ait jamais accusé l’Apôtre de fomenter un génocide des Juifs et des Grecs ! De toute façon il n’y a pas dans les œuvres de Wagner, quoi qu’on en ait dit, de caricatures explicites de juifs. Si Beckmesser des Maîtres Chanteurs est ridicule c’est comme pédant et barbon épris d’un tendron. Quant au forgeron Mime de L’Anneau du Nibelung, sur quoi Patrice Chéreau s’est-il appuyé, dans sa mise en scène controversée de 1976, pour en faire un juif ? C’est aussi mal venu que de transformer les Filles du Rhin en prostituées : la pureté de leur chant, tout autre que celui des enjôleuses Filles-Fleurs dans Parsifal, exclut totalement cette interprétation. Il faut aussi écarter, avec l’historien Éric Eugène, l’insinuation connexe de racisme. Certes Wagner s’estintéressé aux théories de Gobineau, mais il les a réfutées au nom du christianisme. Le sang du Christ, a-t- il écrit, a racheté les hommes de toutes races. Et le 19 juin 1881 il a dit, après avoir écouté Coriolan de Beethoven : « Tristan est une musique faite pour abolir toutes les barrières, donc celles des races aussi » (rapporté par Cosima dans son Journal). http://fr.wikipedia.org/wiki/Discussion:Richard_Wagner Certains spécialistes de Wagner détectent du racisme dans Parsifal simplement parce qu’on y parle de sang et de race ; c’est aberrant !

Wagner a adopté dans ses opéras et ses écrits la philosophie de Schopenhauer, axée sur une vision pessimiste de la condition humaine ; pourrait-on dire, de ce fait, qu’il ait été un peu le Zola de la musique ?

D’abord, si effectivement Schopenhauer a été le philosophe préféré de Wagner, c’est surtout en considérant l’idée fondamentale – empruntée au bouddhisme – de la négation de l’égoïste vouloir-vivre (remarquez, cela rejoint l’idée de la resolutio dans le cryptogramme musical…) ; et aussi en raison de la valorisation métaphysique de la musique, commune aux philosophes et poètes du romantisme allemand. Wagner est l’un d’entre eux. L’embrasement cosmique qui achève L’Anneau du Nibelung exprime-t-il, comme on le prétend souvent, le « pessimisme schopenhauérien » ? Non, cette lecture au premier degré ne correspond pas à l’idée profonde de Wagner. Le Ragnarök du mythe germano-scandinave est suivi d’une renaissance amorcée par l’unique couple survivant, Lif (voir l’allemand Leben, « vie ») et Lifthasir, le Siegfried et la Brünnhilde de Wagner. Ce qui meurt dans L’Anneau c’est le règne de l’Or et le désir de puissance. Siegfried et Brünnhilde se sacrifient mais ils ne meurent pas vraiment, non plus d’ailleurs que les autres héros wagnériens : ils revivront spirituellement à travers une nouvelle humanité, vouée à la Liberté et à l’Amour au lieu de l’Or et de la Puissance. Cette humanité régénérée sera celle de Parsifal. Parsifal, « pur et fol », est en quelque sorte une réincarnation de Siegfried (leurs leitmotive respectifs se ressemblent, avec ici et là un accent d’héroïsme), et le Trésor du Nibelung deviendra le Graal. Les derniers mots de Parsifal – et les derniers mis en musique par Wagner – sont, à l’adresse de Parsifal nouveau Roi du Graal : « Rédemption au rédempteur ». Quant au parallèle avec Zola, l’esthétique wagnérienne se situe manifestement aux antipodes du naturalisme cultivé par l’écrivain français. Zola dépeint avec un réalisme en quelque sorte documentaire la misère ouvrière et la déchéance humaine. Wagner, lui, est un idéaliste qui, s’il constate avec amertume la veulerie de la société bourgeoise (cause de l’indigence ouvrière), voudrait la détruire – d’où son activité révolutionnaire en 1848 et son amitié momentanée avec l’anarchiste Bakounine – pour régénérer l’humanité au nom des valeurs de l’Art, de l’Amour et de la Religion. D’ailleurs, aucun de ses drames ne dépeint la société de son temps, même si dans L’Anneau du Nibelung les allusions, comme on l’a vu, sont transparentes. Hormis Les Maîtres Chanteurs, la dramaturgie wagnérienne s’inscrit dans un horizon mythique. Si vous cherchez un équivalent musical de Zola, c’est dans le vérisme italien (Puccini, Mascagni, Leoncavallo…) qu’il faut le trouver, et en France dans les opéras du méconnu Alfred Bruneau à qui Zola a fourni des livrets ; ainsi que dans la Louise de Gustave Charpentier, une histoire de cousette et d’ouvriers. Ces œuvres se situent aux antipodes de l’univers wagnérien, quand bien même Charpentier, et dans une moindre mesure Bruneau, procèdent musicalement de Wagner.

L’Anneau du Nibelung, ou Tétralogie, reste l’une des œuvres les plus colossales de l’opéra et de la musique classique en général. Comment est né ce projet titanesque ?

Wagner a très longuement mûri tous ses drames. S’agissant de la Tétralogie, il en découvre le sujet dès 1843 (dans La Mythologie germanique de Jakob Grimm) et rédigera le poème entre 1848 et 1852. C’est l’époque où, en exil à Zurich, il élabore sa doctrine dramaturgique et philosophique, et projette l’édification d’un théâtre conforme à ses idées, en se distançant de l’esthétique régnante de l’opéra qu’il considère comme frivole. Son idéal est celui du « drame musical », Tondrama, empreint d’une dimension sacrale comme l’antique tragédie grecque, son modèle. Cependant l’entreprise lui paraît utopique, quasi irréalisable. Par la suite encore, à certains moments la cause semblera compromise, malgré le soutien du roi de Bavière Louis II depuis 1864. Mais sa vie durant, Wagner a été un lutteur nanti d’une indomptable énergie. La composition musicale a débuté en septembre 1853, à la suite d’un rêve éveillé : le 5 du même mois, assoupi dans une chambre d’hôtel, Wagner a vu un accord de mi bémol majeur se répandre en vagues aquatiques et sonores. Cette vision deviendra le prélude orchestral de L’Or du Rhin, et la consonance d’accord parfait sera le germe musical de l’œuvre entière. Ce fait montre à quel point Wagner est un homme de tradition, et nullement le « moderne » que d’aucuns dépeignent. Hostile à la modernité sous tous ses aspects, il se voulait l’héritier spirituel de Luther, Shakespeare, Bach, Mozart, Beethoven. Ceux qui le présentent comme un précurseur de l’atonalisme de Schönberg se trompent lourdement ! L’harmonie, la consonance, la tonalité classique sont le ferme et inamovible soubassement du « langage des sons » (Tonsprache), y compris dans Tristan et Isolde. Les descendants de Wagner sont, depuis 1950, en première ligne pour le moderniser, comme l’attestent les scandaleuses mises en scène commises sur la Colline Verte ; celle de Chéreau en 1976, à côté, apparaît d’une exemplaire sagesse ! Dans mon livre j’ai tenté de restituer au maître de Bayreuth son vrai visage, au-delà de toutes les récupérations, contresens, malentendus, malversations dont il a été et reste la victime. La création de la Tétralogie a inauguré en 1876 le Festspielhaus de Bayreuth, le théâtre de Wagner, conçu par lui comme un sanctuaire. L’événement a eu un retentissement européen, voire mondial ; deux empereurs, dont celui du Mexique, se sont déplacés. Cependant la caisse était vide et l’avenir paraissait incertain. Le second Festival n’aura lieu qu’en 1882, pour la création de Parsifal. Wagner mourra quelques mois plus tard, mais sa veuve Cosima puis son fils Siegfried réussiront à faire vivre l’institution. Aujourd’hui elle reste bien vivante malgré les dissensions entre les héritiers, au nombre desquels le petit- fils Wolfgang, décédé nonagénaire l’an dernier.


Öpse, graffeur du collectif Le Chat Noir
Yazid Manou, l’expérience Hendrix

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