Entretiens Musique

Jean-Philippe Collard, la voie royale

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Des concerts donnés dans les petites salles des villages de sa campagne champenoise natale au mythique Royal Albert Hall, de l’intégrale pour piano de Gabriel Fauré à Enrique Granados, Jean-Philippe Collard poursuit depuis plus de six décennies une quête au service de la musique, une quête pour laquelle ce merveilleux pianiste ne cesse d’écrire en lettres d’or de nouvelles pages. À plus de 70 printemps, le toujours aussi pétillant ancien élève de Pierre Sancan et ami personnel du maître Vladimir Horowitz revient sur une carrière d’une infinie richesse poétique. Champagne !

« Je ne trouve pas mon compte lorsque j’écoute les jeunes pianistes aujourd’hui. »

Le premier confinement, c’était pour une fois du temps retrouvé, libéré dans une vie de concertiste toujours rythmée par les concerts, les avions, les hôtels… Vous dites néanmoins que vous avez été incapable de travailler les partitions sur lesquelles pourtant vous souhaitiez vous pencher car la mécanique de travail n’avait plus de sens. Pensez-vous que la rigueur imposée par votre statut de concertiste a érigé des barrières qui, d’un certain point de vue, vous empêchent de ne jouer que pour le plaisir du jeu ?

Vous avez raison de dire que j’attendais beaucoup de cette période de calme avec des conditions de travail absolument idéales, un temps ensoleillé et merveilleux lors de ce premier confinement… Tout était réuni. La paix intérieure, la tranquillité extérieure, le téléphone qui, soudain, sonne beaucoup moins, les activités qui s’arrêtent… Malgré cela, je n’ai pas trouvé les conditions habituelles idéales du travail alors que j’attendais beaucoup de ce temps libre, de ces journées sans fin. Je m’étais dit : « C’est le moment ! » Alors, j’étais allé piocher quelques partitions que j’avais l’intention de faire vivre depuis très longtemps. L’excuse était bien entendu un peu facile puisqu’en voyage il n’y a pas forcément les instruments adéquats pour travailler et, lorsqu’il vous arrive de trouver un instrument, vous vous consacrez à préparer le concert qui approche et faites donc peu de cas des œuvres en chantier. Pour ce premier confinement, toutes les planètes étaient alignées et puis ça n’a pas fonctionné ou plus précisément, cela a fonctionné quelques jours avant que je ne m’aperçoive, comme vous le disiez, que je n’avais pas en moi cette mécanique qui doit se mettre en route pour travailler. C’est un phénomène très compliqué à analyser en dehors de la théorie un peu bête et vite ficelée de la carotte et du bâton, c’est-à-dire un engagement auquel vous souhaitez à tous prix être fidèle et un perfectionnement que vous voulez absolument acquérir avant le jour J. En dehors de cela, il est vrai que j’ai du mal à trouver une autre explication tangible. Curieusement, lorsque le but n’appartient pas au travail, vous n’êtes plus en capacité de délivrer quelque chose d’organisé. Est-ce à ce moment que le travail glisse lentement sur les rives du plaisir musical ? Y a-t-il une forme de lassitude qui s’empare de votre pensée et qui, au fond, vous dit « pourquoi le faire aujourd’hui alors que je peux le faire demain » ? Naturellement, le deuxième confinement est venu conforter tout cela et, ensuite, tout cet échafaudage de concerts qui s’annulaient les uns après les autres n’a fait que repousser la ligne d’horizon de l’objectif et a concouru à faire de ce moment une période blanche. Elle n’est pas blanche à tous les niveaux puisque le travail que vous pouvez accomplir ne se limite pas au chantier d’une grande précision que vous devez effectuer avant un concert. Il y a ce non-travail nécessaire. J’ai toujours estimé que l’on apprenait beaucoup plus en arrêtant de travailler qu’en travaillant. Il y a des heures nécessaires pour la mise en condition mécanique d’une œuvre, mais il existe des heures indispensables pour la gestion de cette musique qui vous traverse le corps quand vous n’y pensez pas. Il se passe par exemple beaucoup de choses la nuit. La nuit permet d’intégrer et de disséquer, de tamiser tout l’espace travail que vous avez consacré la journée précédente, ne gardant finalement que l’essentiel qu’est cette profonde réflexion d’une phrase musicale. On trouve bien plus souvent des résolutions après une bonne nuit de sommeil qu’à la fin d’une journée harassante.

Dans votre dernier album consacré aux Suites pour piano de Enrique Granados, on se trouve en plein dans le rapport entre Eros et Thanatos. La musique permet-elle de s’approcher des mystères de la vie, de répondre à des questions existentielles que, forcément en cette période anxiogène, on est, plus encore, à même de se poser ?

Non, ce filtre-là n’existe pas. On se plonge dans un répertoire parce que l’on trouve des adhérences qui, évidemment, correspondent à votre personnalité. S’agissant de Granados que vous évoquez, il est sûr que nous sommes là face à des éléments très faciles à capter pour n’importe quel humain. L’amour et la mort appartiennent à tout le monde. J’en fais mon affaire personnelle et traduis ces sentiments par le biais de la musique. Cela exacerbe les choses et le jeu est alors imprégné de ces sentiments-là. J’y apporte ma touche personnelle en disant secrètement ce que j’ai à véhiculer au travers de cette musique notamment en ce qui concerne l’amour plus que la mort d’ailleurs. Mais cela s’arrête là. Cela ne fait pas avancer une seule seconde l’analyse des grands mystères de la vie.

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Après Granados, vous venez de vous attaquer à vos premières amours, les Barcarolles de Gabriel Fauré. Une décision prise en écoutant, sans le savoir, votre première interprétation à la radio en voiture avec votre épouse ! Est-ce là pour vous une envie de boucler la boucle tout autant que le souhait de revenir sur quelque chose de figé, le disque qui n’est que la captation d’un moment ?

Vous avez raison de souligner cet évènement plutôt drôle qui m’a incité à me replonger dans l’enregistrement de ces Barcarolles de Fauré et de demander à mon éditeur de revisiter ce parcours qui fait référence à mes débuts. Mais ça ne sera là qu’un essai de plus si j’ose dire, un essai qui portera une date. Ceux qui écouteront attentivement cette nouvelle interprétation y verront certainement une évolution, une maturation ou que sais-je encore. Quoiqu’il en soit, ça ne sera forcément pas la même chose qu’à mes débuts car j’ai traversé les années entre temps. J’ai également interprété ces œuvres en public, les passant en revue profondément plusieurs fois dans des salles pleines d’auditeurs, ce qui peut faire sourire en cette période. Fatalement, elles ont donc pris un contour qui épouse plus ou moins la vie que j’ai traversée. Il n’y aura rien de plus définitif dans ce second enregistrement que dans le premier. Ça ne sera jamais qu’un regard, qu’une photo, qu’un « produit » qui a sa date de péremption. Le plaisir de l’échange, de dire quelque chose au travers de ces œuvres est certes très fort puisque ça a été mon premier disque, que c’est une musique que j’adore… C’est donc à ce titre que je les ai enregistrées à nouveau, pas forcément pour prouver que j’ai traversé quelques décennies depuis. Je ne préfère d’ailleurs pas trop penser à cela. Après, oui, il y aura une fraîcheur. Je devrais d’ailleurs dire il y a une fraîcheur puisque le disque est réalisé à l’heure où je vous parle et n’attend plus que des conditions « normales » pour être dans les bacs. Je me souviens d’ailleurs de ce premier enregistrement des Barcarolles qui a été malgré tout décidé un peu dans la précipitation puisque c’est le cadeau qui m’a été offert lorsque j’ai remporté le concours Cziffra. Quand le choix a été arrêté avec le directeur artistique, il s’est écoulé une période de six mois pendant laquelle j’ai travaillé ardument sur ces œuvres. J’ai donc dû livrer ce disque à une certaine allure avec tout le culot, la pureté qui en découlent car ce n’est pas une œuvre que j’avais générée pendant des années. Aujourd’hui, on peut simplement dire qu’il y aura sur cette seconde version une approche et une écoute différentes.

Et lorsque vous écoutez les deux versions enregistrées de ces Barcarolles de Gabriel Fauré, vous notez une évolution dans votre jeu ?

Non pas du tout. Si je devais me lancer dans une analyse comme celle-là, il s’agirait de petits signaux de surveillance qui seraient fichés à toutes les pages ce qui raidirait complètement le discours. Je vais peut-être faire une généralité mais je ne suis pas un orfèvre, un pianiste qui va aller dans sa petite mécanique et modifier des fragments de choses. J’ai une nature plus instinctive qu’intellectuelle. Le but se nomme le concert et le disque est un moyen d’y aller. C’est ce vers quoi on tend, de faire respirer les mêmes gens, au même moment et dans le même lieu. Ce qui est important, c’est l’émotion de l’instant. Ce que vous avez comme réflexion avant participe à cela. C’est votre sécurité, votre envie de parler avec la musique, de dire des choses… Cela est forcément très puissant mais ce qui compte, c’est l’instant de la réception de toutes ces données par un public concentré et qui finit par respirer au rythme, en l’occurrence là, des Barcarolles de Gabriel Fauré.

Photo : Jean-Baptiste Millot

Puisque le disque n’est qu’un passage obligé pour tendre vers le partage avec le public, vous arrive-t-il en concert de vous trouver dans une sorte d’ivresse musicale, une plénitude qui s’apparente à une totale osmose avec l’œuvre que vous interprétez comme avec le public ?

Ce que vous venez de décrire existe. Pas de manière fréquente, puisque ce sont généralement des espaces qui sont très courts, très courts car extrêmement dangereux à traverser puisque vous perdez conscience en fait. Le mot ivresse est donc employé à bon escient. Vous ne refusez pas cette ivresse mais vous souhaitez à tous prix la contrôler. Il s’agit donc d’une fulgurance à laquelle il faut mettre fin le plus rapidement possible afin de ne pas se laisser aller dans la débauche sonore ou sentimentale. En revanche, le terme osmose me gêne un peu car il voudrait signifier que j’aurais trouvé l’adéquation idéale. Or, ce n’est pas ça du tout ! Granados par exemple n’est pas là pour donner un avis sur mon interprétation. J’ai un sentiment de parfait accord intérieur mais alors entrent en compte des éléments comme la virtuosité qui parfois peut être quelque peu aveuglante, l’espace sonore qui va prendre des proportions importantes, une adéquation avec l’instrument où certains soirs vous sentirez une énergie mystérieuse venue d’on ne sait où… De là à dire que le point de rencontre avec l’œuvre est porté à son idéal, je ne me risquerais pas à ça.

La vie de concertiste, c’est une grande solitude après le concert et en voyage loin des siens. Comment gère-t-on ces lourds moments de solitude, cette souffrance du départ et est-ce le frisson que l’on ressent en concert qui permet d’accepter cette solitude ?

Ces moments d’ivresse sont, comme je le disais, rares et ne font pas l’affaire pour cautériser toute la difficulté engendrée par cette mission qui nous incombe. Ce qui pourrait faire l’affaire, c’est une vie intérieure que l’on creuse grâce à la solitude. On va ainsi chercher au fond de soi des éléments de résistance, de courage, d’audace… C’est un sentiment étrange. Sans entrer dans le débat, ce qui serait beaucoup trop long, si j’ai pu mener cette route alors que je ne rêvais pas de voyages, de grandes salles de concert, de succès, c’est certainement la résultante du fait de ne jamais avoir tenté de cavaler vers la lumière. Au contraire, lorsque je partais c’était surtout un arrachement, celui de quitter les gens que l’on aime, à commencer par mes enfants que je n’ai pas vus trop grandir les uns après les autres. J’espère d’ailleurs qu’ils ne m’en tiendront pas trop rigueur. C’est à la fois une douleur et un espoir extraordinaire car à ces enfants, vous leur dites : « voilà ce que je peux donner, essayez de comprendre ! » Cette assise familiale est essentielle. Elle donne une grande force et est considérablement aidante. Si les moyens de communication ont changé et permettent de rester aujourd’hui en lien avec ses proches plusieurs fois par jour, ce qui n’a pas changé ce sont les conditions de voyage, le temps perdu, la banalisation de tous les détails, des cabines d’avions aux chambres d’hôtels, des loges de concerts, aux restaurants… Tout cela est devenu mécanisé à un point que le rapport humain à tendance à disparaître.

Photo : Jean-Baptiste Millot

Comme vous le disiez, cette vie de concertiste n’était pas forcément celle vers laquelle vous aspiriez. Lorsque vous obtenez votre premier prix du Conservatoire de Paris en 1964 à l’unanimité avec un interprétation de Gabriel Fauré justement, fut-ce là tout autant un aboutissement qu’un questionnement sur l’après.

Je ne pensais pas à l’après du tout car j’étais entre les mains de mes éducateurs parmi lesquels se trouvaient mes parents qui n’ont pas fait autre chose que de supporter le cheminement d’un enfant qui semblait manifester des dons pour le piano. Ils n’ont pas particulièrement voulu que je devienne ce que je suis et souhaitaient uniquement harmoniser au mieux les capacités de leur enfant en suivant ce que tel professeur avait dit. Il n’y avait pas ce désir ardent de réussir à tous prix ou d’obtenir des diplômes. Ce qui en revanche m’a beaucoup aidé dans mon parcours et dans l’idée de travailler mon piano, c’est de me singulariser par rapport à mes frères et sœurs. Nous habitions la province, la Champagne, et la perspective un jour peut-être d’aller à Paris, de prendre le train, de voir la tour Eiffel, choses qui peuvent paraître totalement désuètes aujourd’hui, étaient une sorte d’affirmation vis-à-vis de mon frère ainé. Je me disais que j’allais avoir ma spécificité dans la famille et que, pour l’acquérir, je devais me lever tôt pour travailler mon piano. C’était ça qui me conduisait, plus que le goût de la réussite ou l’appétit pour la musique.

Vous avez ensuite été élève de Pierre Sancan qui avait, à cette époque, introduit de nouvelles données dans la pédagogie. Vous a-t-il permis d’aimer votre piano, participant grandement à « façonner » le musicien que vous êtes devenu ?

Ça m’a permis de voir un panorama un peu plus large, de changer de paysage, d’outils pour m’exprimer. Il y a eu deux phénomènes en fait. Pendant mes années d’études que je qualifierais de « gris foncé » au Conservatoire sur lesquelles il n’y a d’ailleurs pas grand-chose à dire, j’ai rencontré Marcelle Brousse, ancienne élève d’Yves Nat, qui m’avait déjà montré des chemins, des mécaniques qui sortaient du registre des gammes à toute vitesse et des pièces de Chopin ou de Liszt pour simplement faire beau. Elle m’avait fait percevoir qu’à l’intérieur des notes, il y avait autre chose. Ensuite, quelques années après, éjecté du Conservatoire avec un premier prix en poche à 16 ans, j’ai eu la chance de rencontrer Pierre Sancan qui m’a mis en main les outils pour développer la recherche sonore, la puissance, l’intelligence du travail en réfléchissant avec les muscles… Des méthodes qui étaient à l’époque nouvelles et provenaient pour la plupart de l’école soviétique. Pierre Sancan avait beaucoup observé cela, partageant l’idée que l’on pouvait faire du corps un allié fidèle pour épaissir le son, transmettre des nuances diverses. D’une intelligence rare, possédant une oreille très fine et adepte d’une discipline de fer, Pierre Sancan avait tout pour permettre à l’élève que j’étais de s’épanouir au maximum.

Lorsqu’avec votre maman vous vous présentez à Robert Casadesus, le maître explique pourtant gentiment qu’il est encore temps pour vous de changer de parcours professionnel car, selon ses dires, il vous voit bien peu de débouchés dans la musique. Pourtant, c’est quelques temps plus tard en remplacement de ce même Robert Casadesus que les portes des États-Unis s’ouvrent pour vous. Un beau pied de nez au destin ?!

J’en souris aujourd’hui et respecte profondément le grand pianiste qu’était Robert Casadesus, Je ne l’ai connu que vingt-cinq minutes, moment pendant lequel j’ai commencé à lui jouer les premières notes d’une œuvre jusqu’à ce moment sévère, vécu comme une véritable purge, où il a fait cette réflexion à ma mère sur ce qu’il pensait de mon jeu. Cette phrase raisonne encore en moi et, entre le moment où il a prononcé ces mots concernant mon non-avenir en tant que pianiste et la porte de sortie, il ne s’est pas passé beaucoup de temps. Après, il est vrai que lorsque l’on m’a appelé pour me rendre aux États-Unis y jouer le concerto en Sol Majeur de Ravel et que j’ai appris sur place, lors de la première répétition, que je remplaçais Robert Casadesus, c’était un drôle de clin d’œil. Cet échec chez Robert Casadesus comme celui au troisième cycle du Conservatoire ont été des boosters extraordinaires. Je remercie aujourd’hui le Conservatoire pour une seule chose, celle de m’avoir lâchement foutu à la porte, un coup de poing bien placé qui m’a donné une énergie folle pour réussir et, quelque part, me venger.

Photo : Jean-Baptiste Millot

Le piano, c’est depuis plus de 65 ans une relation intime avec l’instrument que vous entretenez et que certains pianistes que j’ai pu interviewer comparent à une relation de couple quasi fusionnelle. Quel rapport entretenez-vous avec votre instrument, ce Steinway de concert, et est-ce un rapport qui, comme dans tout couple, évolue avec le temps ?

Non, il n’évolue pas. Devant ce Steinway, je retrouve toujours le même confort de sonorité. Il est un merveilleux moyen de mesurer tout ce que je mets dans l’exécution d’une note. Cela fait plusieurs décennies que j’ai ce piano qui est scrupuleusement entretenu et répond donc toujours à mes attentes. Il a certes un peu perdu en puissance, ce qui explique que je ne l’utilise plus que chez moi, ne le faisant plus voyager comme cela a pu être le cas à une époque. J’entretiens avec lui un rapport extrêmement confidentiel, y trouvant une grande sécurité. Il me dit beaucoup de choses sur la préparation finale. Pas du tout dans le gros œuvre, dans les parpaings. Pour ce registre, j’assassine de petits pianos droits qui font très bien l’affaire. Ce Steinway, il me parle, me dit où j’en suis et me donne presque l’autorisation de sortir une œuvre. Je lui dis bien évidemment beaucoup de choses mais cela reste entre nous. Il y a des jours avec et des jours sans. Lorsque je voyageais avec lui pour des concerts, je ne retrouvais pas toujours d’ailleurs la même intimité entre nous. Il n’y a qu’ici, à la maison, qu’il est bien et parle un langage que j’arrive à comprendre. Dès que je le mets sur une scène, il faut qu’il ait une autre attitude et comme ce n’est pas un piano vantard qui va déclamer mais un piano d’intimité, selon les salles, cela fonctionne plus ou moins bien.

Jean-Marc Luisada que j’ai interviewé récemment me parlait de ce plus beau jour de sa vie qu’a été sa rencontre avec Vladimir Horowitz, rencontre que vous aviez organisée. Que gardez-vous de ces moments magiques passés dans le salon du maître Horowitz qui, jouant devant vous, vous demandait ce que vous pensiez de son jeu et comment qualifieriez-vous ce rapport entre vous ?

(rires) Ce n’était pas là le moment le plus agréable je dois avouer. C’était quand même un peu délicat et j’aurais préféré changer de sujet, parler de météo ou de la couleur de la moquette. Cette rencontre que vous évoquez et dont vous avez parlé avec Jean-Marc était très marquante car teintée de bonne humeur, d’humour, de choses savantes, délicates… Horowitz adorait la peinture. C’était un homme très drôle, très profond et, bien sûr, un pianiste d’exception que j’ai donc eu le privilège de voir jouer à un mètre de moi. J’ai d’ailleurs eu l’occasion de tester son piano dont on disait qu’il était arrangé ou je ne sais quoi encore… Ce qui était totalement faux. Je me souviens de ce moment à Paris dans mon studio où Horowitz lui-même m’avait demandé de sélectionner des pianistes dont on disait le plus grand bien. Je me suis donc tourné vers Jean-Marc Luisada et Jean-Efflam Bavouzet, deux natures totalement opposées et deux pianistes différents avec chacun un talent formidable. Horowitz ne s’est d’ailleurs pas trompé, passant toute l’après-midi assis sur mon canapé en demandant à ces deux jeunes garçons que Jean-Marc et Jean-Efflam étaient à l’époque de jouer et de jouer encore. Outre le fait d’avoir entendu le maître au piano, blaguer et parler de musique en général, je me souviens que Jean-Marc Luisada ou Jean-Efflam Bavouzet avaient essayé d’un peu défricher les secrets de la technique d’Horowitz en lui demandant de délivrer une petite recette pour le travail du matin. Le maître avait gentiment balayé la question. Il restait très secret sur son génie. Faisait-il d’ailleurs quelques exercices, je ne le crois même pas, mais il ne voulait partager aucun secret concernant son jeu. Il s’est mis au piano et a juste envoyé un exercice que tout le monde connaît et qui consiste à jouer des accords en appuyant sur certaines notes. Horowitz a toujours souhaité jalousement garder les ingrédients de sa recette pianistique. C’était d’ailleurs si vrai qu’il réclamait sans cesse des disques de piano que je lui apportais à chaque fois que j’allais le voir. Je suis d’ailleurs entré chez lui ainsi puisqu’il se faisait envoyer des disques depuis Paris et qu’un jour il est tombé sur mon interprétation des fameuses Barcarolles de Fauré. Horowitz avait un intérêt viscéral pour la concurrence et gardait jalousement son pré carré. À la question que j’avais posé du bout des lèvres concernant ses basses qui prenaient une couleur incroyable, il a malicieusement botté en touche. Horowitz voulait parler de musique mais pas de ses recettes. Au-delà de ça, je me souviens très bien qu’il adulait certains pianistes mais il y en avait d’autres, dont je ne citerai pas les noms, mais dont il disait ne pas les aimer du tout. Et curieusement, ces derniers étaient ceux dont la nature s’approchait le plus de la sienne, ceux qui avaient de l’instrument une perception quasiment animale, des pianistes qui recelaient d’actes instinctifs à l’intérieur de leur jeu, de courses folles, de rebondissements… Ces natures-là, il les regardait avec une grande sévérité car il sentait que l’on s’approchait là de son terrain et çà, il n’aimait pas du tout.

Vladimir Horowitz

Nous évoquions le Conservatoire dont vous ne gardez pas franchement un bon souvenir. Ne trouvez-vous qu’aujourd’hui on soit hélas dans une sorte d’uniformisation du piano classique avec un répertoire joué de plus en plus restreint ?

L’analyse est extrêmement difficile à affiner. Le niveau technique a effectivement augmenté et, conséquemment, il y a une uniformisation du jeu qui va de paire. La question est de savoir pourquoi et comment ?! La première question que je pose aux élèves qui viennent me voir, c’est de savoir en deux ou trois mots ce qui les attire vers ce métier. Je cherche quelles peuvent être leurs motivations entre l’amour de la musique et l’attirance de la lumière. C’est quelque chose qui m’a toujours beaucoup intrigué et de leur réponse va dépendre mon jugement. Comment expliquer qu’ils soient aujourd’hui si nombreux dans cette voie même en cette période hélas très difficile pour eux ? En peu de temps, ils parviennent à acquérir des niveaux techniques qui sont de l’ordre du phénomène avec, de surcroit, une aisance, un culot incroyable. J’ai été invité à participer aux séances préparatoires du concours de la reine Elisabeth dont les épreuves finales auront lieu au mois de mai prochain. Nous avons dû pratiquer une première sélection parmi un nombre de dossiers incroyable. Ces sélections sont un vrai crève-cœur et vous ne savez pas la raison pour laquelle vous allez mettre untel sur le bord de la route et en sélectionner un autre. Vous n’avez plus de critères si ce ne sont vos critères personnels qui ne font forcément pas acte de vérité première. C’est devenu en ce sens d’une difficulté invraisemblable et savoir pourquoi l’un d’eux va sortir du lot est bien difficile à expliquer. Aujourd’hui, c’est souvent grâce à des moyens de communication bien extérieurs à la musique que l’on voit apparaître les pianistes qui sont au-dessus du lot. La communication fait en grande partie le musicien de nos jours et, à ce titre, les dés sont totalement pipés et plus du tout les mêmes que ceux dont nous disposions à l’époque. Est-ce la fin d’un cycle, je ne sais pas ! Ce que je sais, c’est que cela m’engage à protéger encore plus les choses en lesquelles j’ai toujours crues qui passent nécessairement et avant tout par l’émission travaillée, recherchée aboutie de l’élément sonore puisque le voyage de la musique se transmet d’un être à un autre par l’intermédiaire du son. Vous dire aujourd’hui que cette donnée est considérée, la réponse est hélas non. Il n’y a plus d’adhésion, de péréquation entre une interprétation et un homme. Je ne trouve pas mon compte lorsque j’écoute les jeunes pianistes aujourd’hui. Et les rares pour qui j’y parviens sont assortis d’une certaine fragilité, fragilité qui peut d’ailleurs rapidement les mettre hors-circuit dans les compétitions internationales.

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