Gastronomie

Patrick Bertron, chef cuisinier au relais Bernard Loiseau

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Entretien Difficile de reprendre le flambeau d’un chef aussi illustre que Bernard Loiseau dont le nom, huit ans après sa tragique disparition, reste encore à jamais indissociable de ce petit village de Bourgogne qu’est Saulieu ! Patrick Bertron, qui œuvrait en symbiose depuis vingt-et-un ans avec le maître des lieux de ce trois étoiles mythique qu’est « La Côte d’Or », a relevé un défi que certains jugeaient insurmontable. Aujourd’hui, le chef d’orchestre des fourneaux perpétue la tradition qui a fait de Saulieu un haut lieu de la gastronomie mondiale, tout en y incorporant sa propre sensibilité dont on se délecte jusque dans l’assiette. Rencontre en cuisine avec ce magicien du goût qui transforme votre repas en une œuvre d’art gustative.


« Je me définis comme un artisan du goût et des saveurs. »

Bernard Loiseau a été votre « professeur » et vous êtes resté auprès de lui vingt-et-un ans. Lui succéder, dans les conditions tragiques que l’on connaît, a-t-il été une décision difficile à prendre ?

Aussitôt après le décès de Monsieur Loiseau, il y a eu un grand vide. Nous avions tous les deux une habitude de travail et une collaboration de tous les instants. Le chef était très présent et, même s’il lui arrivait de s’absenter, le domaine de Saulieu était, est et restera indissociable de son nom. Vingt-et-un ans de complicité commune avec mon patron dans le bon et le beau sens du terme, cela crée bien évidemment des liens forts qui vont au-delà du simple aspect professionnel. Bernard Loiseau était une personne que j’aimais profondément et avec laquelle je travaillais en symbiose totale. Après son décès tragique, il a donc fallu refonder une équipe. Même si, avec Madame Loiseau, on savait dès le départ que l’on fermait un livre et que l’on devait en ouvrir un autre – en ayant toujours en préface Monsieur Loiseau, sa maison, sa renommée et en gardant à la carte ses classiques –, ce nouveau chapitre devait s’écrire avec une cuisine qui devait continuer à innover. Il était impossible de tenter de créer de nouveaux plats en se disant : « Est- ce que Monsieur Loiseau aurait validé cette recette ? » Comme la réponse serait restée à jamais en suspens, je me suis attelé, dans les mois qui ont suivi le décès du chef, à trouver mon propre style, issu néanmoins d’un travail en commun de plus de deux décennies avec Monsieur Loiseau. Au-delà des étoiles, des guides, il fallait garder la renommée de la maison auprès de la clientèle et donc, être à la hauteur dès le départ.

Et, à titre personnel, ce choc psychologique ne vous a poussé à vous poser la question d’un éventuel départ, après une si longue et si étroite collaboration ?

Non. Le décès de Bernard Loiseau s’est produit un lundi après-midi et, le soir, nous faisions déjà une réunion extraordinaire stratégique en nous posant la question de l’avenir de la maison : « On ferme, on ouvre avec un autre personnel, on vend ? » Nous avons décidé de rester ouvert car, malgré la mort du chef, le spectacle devait continuer pour tous les amoureux de ce lieu mythique de la gastronomie française.

Vous n’avez donc même pas eu le temps de vous poser la question de l’après Bernard Loiseau ?

Non car j’ai tout de suite adhéré au projet de poursuivre l’aventure. À partir du moment où je dis oui, je m’engage et je vais jusqu’au bout. C’est comme lorsque j’avais dit oui à Monsieur Loiseau, je suis resté vingt-et-un ans ! C’est mon mode de fonctionnement.

Le challenge a été ensuite de parvenir à garder les trois étoiles de « La Côte d’Or » !

Effectivement, le challenge a été de conserver la renommée gastronomique et également la classification dans les guides. Le premier but était qu’outre les étoiles, le client habitué à venir ici y retrouve les éléments qu’il était venu y chercher et qu’il reparte satisfait, avec l’envie de revenir. La satisfaction d’un client par rapport à l’image qu’il a de l’établissement était le point central de la réussite et le meilleur moyen de rendre hommage au travail merveilleux qu’avait accompli Bernard Loiseau depuis qu’il avait pris les rênes de Saulieu. Même si on s’aperçoit que la classification des guides ne suffit plus pour simplement attendre derrière le téléphone que le client appelle pour réserver, il est évident que pour tout chef cuisinier, les trois étoiles sont une consécration mais également un excellent moyen de se remettre perpétuellement en question.

Justement, en tant que chef de ce lieu mythique qu’est Saulieu, quelle est votre définition d’une table trois étoiles au guide Michelin ?

La personne qui vient dans un trois étoiles doit tout d’abord trouver la qualité du produit, la maîtrise technique (la cuisson, les saveurs), mais surtout la gourmandise. C’est comme cela que je définis la grande cuisine. Personnellement, c’est cette gourmandise qui m’a fait aimer ce métier. C’est cette jouissance en bouche que l’on doit retrouver en dégustant un plat. Il faut être soi-même son propre guide gastronomique, son propre inspecteur pour valider ses plats et savoir ce qui est bon et pas bon. Bon par rapport à l’état d’esprit que l’on veut insuffler à l’établissement, bon par rapport à ce que l’on a communiqué à l’équipe avec qui l’on travaille et enfin, bon par rapport à l’attente du client.

Comment se déroule l’élaboration d’une nouvelle recette ?

Cela se passe dans un premier temps par rapport à des produits saisonniers. Là, nous étions sur les asperges, nous sommes maintenant sur les morilles. Après, nous allons être sur les homards… Parce que l’on est gourmand, parce que l’on a envie de manger, on va chercher le produit d’exception. Ensuite, par rapport à tout ce que l’on capte dans son environnement, par rapport à sa propre sensibilité (odeur, texture), on va transformer ce produit de base afin de le conduire de la meilleure façon possible dans l’assiette du client. Pour souligner sa propre vision du produit et la démontrer, on va chercher une épice, une herbe, une saveur qui doit sublimer l’ingrédient de base sans jamais en dénaturer le goût d’origine.

Tel un peintre, vous avez donc votre palette de saveurs et vous assemblez tout cela par petites touches jusque dans l’assiette du client !

C’est exactement ça ! Je mets en avant ma propre sensibilité, ce que j’ai capté dans la nature, des émotions particulières, des images… Je puise un peu çà et là jusqu’à trouver l’équation parfaite qui retranscrira au mieux ce que j’avais dans mon esprit lorsque j’ai imaginé la recette.

Vous parliez de gourmandise. Après toutes ces années passées en cuisine à élaborer des plats, vous trouvez encore du plaisir à déguster tous ces mets ?

Je ne connais pas un écrivain qui ne continue pas à lire et à se passionner pour la littérature ! Je ne connais pas un journaliste qui ne s’intéresse pas à l’information ! Pour nous, cuisiniers, manger et être gourmand me semble la base de notre métier et la condition sine qua non afin de continuer à faire évoluer notre cuisine au fil du temps. À une époque, le cuisinier était gourmand dans le sens pantagruélique du terme. Aujourd’hui, je cherche la perfection et la gourmandise sur des quantités infinitésimales. Personnellement, je goûte toute la journée. Je suis persuadé que si je ne le faisais pas, je n’arriverais pas à aller au bout de mes envies, et mon travail s’en ressentirait. À chaque fois que je goûte quelque chose, il faut que j’en aie envie et, pour en avoir envie, il ne faut pas être dans un état de satiété. Imaginez, si je n’avais plus faim pendant mon service du midi, comment pourrais-je assurer mon service du soir ? Par contre, lorsque je m’assieds à table dans un restaurant, je peux vous tomber la carte !

Vous souvenez-vous des premiers émois culinaires que vous avez ressentis, d’un événement qui vous a donné envie de vous tourner vers ce métier de chef cuisinier ?

Pour moi, c’est le repas du dimanche en famille ! Des plats simples mais des produits achetés dans les bons endroits, à la ferme, chez le boucher, au marché… Comme je suis breton, cela passait également par le plaisir d’aller chercher les sacs de Saint-Jacques directement auprès des pécheurs. Avoir les meilleurs produits possibles que l’on a pris le temps de choisir, de trier, d’aller acheter avec le cœur. Ensuite, ce partage tous ensemble en famille autour de la belle table dressée le dimanche a fait naître en moi cette gourmandise que je garde encore aujourd’hui.

Vous pensez que cette tradition du repas familial et du plaisir d’aller chercher les bons produits sur le marché se perd aujourd’hui, à une époque où le temps compte tellement que l’on préfère massivement faire ses courses en grande surface pour remplir son caddie ?

Oui, cela se perd et c’est dommage. Le fait d’aller chez son boucher, son fromager, son poissonnier est hélas devenu élitiste. C’est aujourd’hui réservé à une élite, pas uniquement au niveau financier, mais au niveau du temps que l’on s’accorde pour faire ses courses, pour aller chercher les bons produits là où ils se trouvent. Nous sommes entrés dans une ère de la facilité où le temps compte énormément et où les gens préfèrent se rendre dans un endroit où ils vont tout trouver, plutôt que d’aller chez les petits commerçants spécialisés. On privilégie aujourd’hui hélas la quantité à la qualité ! De nos jours, les jeunes vont chercher l’envie de faire la cuisine à la télévision où les émissions sur le sujet font recette car ils ne trouvent plus cela dans leur quotidien, comme c’était le cas pour nos parents ou surtout nos grands- parents. Hier, la maman au foyer faisait la cuisine comme sa mère le lui avait montré et, ensuite, elle y incorporait sa propre sensibilité, ses envies, ses goûts. Aujourd’hui, il est bien rare qu’une jeune fille apprenne à cuisiner en famille car sa maman travaille, n’a pas le temps de lui montrer quoi que ce soit et a autre chose à penser en rentrant du boulot. Alors, elle se reporte sur la télévision. Culturellement, on sait pourtant que le Français a le sourire lorsqu’il sort de la nouvelle voiture qu’il vient de s’acheter et lorsqu’il passe à table. L’éphémère devient alors une satisfaction. Grâce à notre culture, ce sens du partage autour d’un plat, d’un verre de vin est une chose encrée dans notre patrimoine. Espérons qu’elle le demeurera !

Justement, au-delà la grande cuisine, la transmission du savoir est une partie de ce métier qui vous plaît ?

C’est le fondement même du métier. Je me définis comme un artisan du goût et des saveurs. Dans l’artisanat, il faut transmettre. Si vous ne transmettez pas votre sensibilité à vos équipes – parce que l’on n’est pas seul à travailler, on est une vingtaine en cuisine –, vous allez avoir une cuisine froide, mécanique, qui n’aura aucune flamme. On ne pourra durer que si l’on transmet son savoir. Vous me parliez tout à l’heure d’un peintre. Un peintre ne peut transmettre son don, son savoir, sa sensibilité, car c’est un artiste. L’artisan, lui, se doit d’assurer la pérennité de son travail par le biais de ceux et celles avec qui il collabore.

Dans ce lieu mythique qu’est Saulieu, nous sommes dans l’excellence avec des plats à la carte qui oscillent autour des 100 euros. Si demain, je vous demandais de me réaliser un plat pour moins de 15 euros par personne, que prépareriez-vous ?

J’irais d’abord sur le marché pour acheter des produits de saison, donc à maturité et moins chers, et je me concentrerais sur un seul produit. Cela pourrait être des asperges ou un excellent poisson ou bien encore une viande. À côté, j’agrémenterais cela de petites choses simples et peu onéreuses. Ce produit doit alors être cuit parfaitement, c’est là l’une des clés de la réussite. Ensuite, il faut y ajouter une petite saveur, une herbe par exemple, pour relever son goût et, comme je vous le disais, le sublimer. Si je prépare une noix de veau, je vais juste ajouter un petit trait de vinaigre dans le déglaçage de la cuisson au fond du sautoir ou de la poêle et je disposerais sur une assiette les pommes de terre grenaille, les petits pois et les haricots verts frais parfaitement cuits que j’aurais repérés sur le marché. Là, sur l’assiette joliment présentée, vous aurez trois saveurs, la noix de veau, le jus de déglaçage ou une herbe qui agira comme révélateur de goût, et vos légumes. Voilà ! Cela ne vous aura pas pris quantité de temps, cela ne vous aura pas coûté trop cher et vous aurez un mets exquis à partager avec des hôtes conquis !

Il semble en vous écoutant que la précision de la cuisson soit l’un des points essentiels de la grande cuisine !

De la précision naît la différence ! On sait maintenant que, par rapport à la température, les cellules rejettent plus ou moins d’eau. Une viande doit être sortie à l’avance afin qu’il n’y ait pas de choc thermique entre le frigo et la poêle. Saisir ne veut pas dire mettre dans un sautoir à 300 degrés, sinon les fibres se resserrent trop ! Il y a tout un tas de paramètres qu’il faut prendre en compte et maîtriser. Ce sont des détails que le client, lui, ne verra pas, mais qui feront bien évidemment la différence une fois que l’on lui servira l’assiette.

Dans votre idée de la grande cuisine, la base reste néanmoins le produit brut !

Pour moi oui, cela ne fait aucun doute ! J’ai l’habitude de dire qu’un plat, c’est d’abord un produit. Je mets en place, avec le producteur que je trouve ou qui me démarche et auquel j’adhère, une relation de confiance par rapport à la qualité des produits qu’il m’envoie. Saulieu n’étant pas une région favorisée pour les légumes ou le poisson, ce sont pour la plupart des fournisseurs qui viennent de la grande Bourgogne avec qui je travaille. Comme je ne peux pas me rendre aussi souvent que je le souhaiterais chez eux, il faut que la confiance en leur travail soit presque aveugle. Certains fournisseurs travaillent avec notre maison depuis trente ans donc, on entre dans une relation qui dépasse forcément le simple domaine professionnel. Un produit mauvais ne fera jamais un bon plat donc, sur ce point, impossible de laisser une quelconque part de hasard ! Dans un restaurant trois étoiles, on vient également chercher la promiscuité qui existe entre le chef et ses fournisseurs car le client sait que cette étroite relation, il pourra la retrouver dans son assiette.


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