Environnement

Bernard Seret, spécialiste des requins

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Entretien Requin ! Ce simple mot suffit à déclencher une peur incontrôlée, enfouie au fond de notre patrimoine cérébral, nourri par des milliers d’années de récits marins sur ce « joyau » subaquatique qu’est le squale. En 1975, le réalisateur Steven Spielberg enfonce le clou avec son désormais classique Les dents de la mer, qui engendre une quasi-psychose chez tous les spectateurs de ce succès cinématographique. Victime de sa mauvaise réputation médiatique, pêché en masse à travers les océans du globe, le requin s’est peu à peu mué en une espèce en voie de disparition, au grand dam de ses défenseurs. Bernard Seret, biologiste marin, a, sa vie durant, tenté de redorer le blason d’un roi marin qui mérite autre chose que notre effroi. Car le squale est un animal complexe, étonnant et merveilleux qui contribue activement à l’écosystème de la grande bleue donc, à celui de l’espèce humaine. Aujourd’hui, il faut bien l’avouer, les vrais « requins » se trouvent plus facilement dans les couloirs de la Bourse que dans les océans !


À quand remonte l’apparition du requin sur notre planète ?

L’origine précise des requins nous est encore inconnue ! Cette imprécision résulte du fait que les requins ont un squelette de nature cartilagineuse ; le cartilage est un matériau qui ne se fossilise qu’exceptionnellement. Les témoignages fossiles de leur histoire évolutive sont donc rares. Les premiers « restes » que l’on peut attribuer à un « proto-requin » datent du Dévonien (moins 425/moins 360 millions d’années). Plusieurs hypothèses ont été formulées concernant leur origine ; ils pourraient provenir d’un des groupes existant à cette période : les Acanthodiens, les Xénacanthes ou les Hybodontes. Chacun de ces groupes présente une ou plusieurs caractéristiques des requins actuels, mais aucun n’est le candidat idéal ! La faune actuelle est constituée de genres qui sont apparus à l’ère secondaire (moins 250/moins 65 millions d’années). L’histoire évolutive ancienne des requins est encore à décrire ; elle est liée à l’apparition du cartilage dans l’évolution des vertébrés. Les chondrichtyens (poissons cartilagineux comprenant les requins, les raies et les chimères) ont trouvé le moyen de conserver un squelette interne cartilagineux, souple, résistant et léger, bien utile à un prédateur pour accroître son agilité et alléger le poids de son corps dépourvu de vessie natatoire !

Dans l’idée que l’homme se fait du requin, y a-t-il eu un « avant » et un « après » Les dents de la mer ?

Le mythe du requin mangeur d’homme existait bien avant la diffusion du film Les dents de la mer. Cette production à sensations n’a fait qu’amplifier un phénomène récurrent en exacerbant certaines peurs ancestrales ! La « réalité » des requins est bien différente de son image mythique. Les recherches scientifiques de ces dernières décennies ont changé notre perception des requins : ce ne sont pas des êtres sanguinaires assoiffés de sang et de chair humaine, comme le montre le film qui est une « fiction », mais des prédateurs parfaitement adaptés à leur fonction et à leur milieu. L’homme ne constitue pas le plat favori des requins ; la plupart des requins sont ichtyophages. Les quelques attaques de requins recensées annuellement sont des drames individuels. Mais, statistiquement, il s’agit d’un épiphénomène ! L’homme a une telle idée de son image dans la nature qu’il ne supporte pas d’être en position de proie par rapport à un animal sauvage. Sur Terre, il a éliminé le loup. De nos jours, l’homme envahit de plus en plus la mer dans laquelle le requin a une position analogue à celle qu’avait le loup sur Terre. En mer, le requin est dans son milieu, faudra-t-il aussi l’éliminer pour que l’homme occupe son espace !

Chaque année, les morts par attaques de requins sont bien moins nombreuses que celles dues aux piqûres de guêpes ou aux morsures de serpent. Et pourtant, les médias s’en délectent. Pensez-vous que cette médiatisation mal à propos participe grandement à la mauvaise image du requin ?

Les attaques de requins sont recensées dans un fichier international qui fait état d’environ une centaine de cas d’attaques non provoquées, avec entre une à trois dizaines de cas mortels par an dans le monde. C’est dérisoire ! On compare souvent ces statistiques avec celles concernant les piqûres d’insectes et les morsures de divers animaux sauvages. Personnellement, je préfère la comparaison avec les cas de morsures de nos chers animaux « domestiques » ! Ainsi, rien qu’en France, on enregistre 500 000 morsures par an (chiens, chats, chevaux, etc.), dont 60 000 exigent une hospitalisation, avec en moyenne 1,5 cas mortel/an. Les responsables sont souvent les « bons toutous des familles » (labradors et bergers allemands impliqués dans 40 % des cas). Il faut donc relativiser le risque « requins » ! L’homme semble admettre plus facilement de se faire mordre par son propre chien que par un requin lors de ses vacances sous les tropiques, où les mers ne sont pas sans danger ! La médiatisation des cas d’attaques est plutôt une bonne chose, car l’information est un facteur important de la prévention. Mais il ne faut pas blâmer les requins : ils sont dans leur milieu, c’est le touriste qui est un envahisseur ! Faudrait-il vider la mer des requins qui y vivent pour garantir la sécurité des sites touristiques ? Certaines réactions engendrées par les attaques de ces derniers mois sont stupides ! Des pêches préventives (ou plutôt punitives) ont été faites à la demande des autorités locales, tuant nombre de requins et autres organismes marins, comme s’il s’agissait d’exorciser le mal en sacrifiant quelques requins sur l’autel de la rentabilité touristico-économique !

Sur les 465 espèces de requins, combien sont dangereuses pour l’homme ?

Actuellement, on dénombre environ 500 espèces de requins, 16 % de ces espèces ont été découvertes et décrites au cours des deux dernières décennies. L’inventaire n’est donc pas terminé et pourtant, la braderie continue : 800 000 tonnes de requins sont pêchées chaque année ! Sur ces 500 espèces, très peu sont potentiellement dangereuses pour l’homme : environ une trentaine. Une petite dizaine est réellement dangereuse, avec en tête du palmarès : le grand requin blanc (Carcharodon carcharias), le requin-tigre (Galeocerdo cuvieri) et le requin-bouledogue (Carcharhinus leucas).

Du requin-pygmée et ses 20 centimètres au 18 mètres du requin-baleine, quelles sont, à vos yeux, les espèces les plus fascinantes ?

Toutes les espèces sont intéressantes à étudier et… à découvrir ! Un groupe de requins qui m’intéresse particulièrement est celui des requins-lanternes. Ce sont des requins de petite à moyenne taille qui vivent en profondeur ; certains sont capables d’effectuer des migrations verticales de 2 000 à 3 000 m pour venir se nourrir la nuit près de la surface. Mais la particularité la plus passionnante de ces requins, c’est leur faculté de produire de la lumière, d’où leur nom de requins-lanternes. Cette bioluminescence est produite par des photophores situés principalement sur la face ventrale et notamment, sous la queue. Récemment, il a été montré que chez un de ces requins, la bioluminescence était utilisée comme système de contre- illumination pour passer inaperçu aux yeux de prédateurs potentiels. Certaines espèces de requins sont « attractives » du fait de leur esthétique ! Ainsi, le requin peau bleue (Prionace glauca) a un corps au profil presque parfait avec une robe élégante bleu métallisé ! Les roussettes tropicales m’intéressent également du fait de leur grande diversité et livrées bigarrées !

En quoi les mâchoires du requin présentent-elles des particularités uniques dans le monde animal ?

Chez les requins, les dents ne sont pas implantées dans des alvéoles des mâchoires, mais dans la gencive. De ce fait, elles sont « mobiles » ! Les dents des rangées antérieures sont dites « fonctionnelles », car elles sont utilisées par le requin pour la capture des proies, tandis que les dents des rangées postérieures sont « en attente » dans la gencive : elles se redressent et viennent prendre la place des dents fonctionnelles quand elles tombent naturellement ou se cassent lors d’une prédation. Ainsi, un requin produit plusieurs milliers de dents au cours de sa vie, ce qui lui permet d’avoir toujours un sourire de star !

Que sait-on du megalodon qui, hélas, a aujourd’hui disparu ?

Le megalodon est une sorte de cul-de-sac de l’évolution ! Il ne nous a laissé que de nombreuses dents (qui alimentent un commerce très actif chez les collectionneurs !) et quelques vertèbres. Ces dents ressemblent à celles du requin blanc, mais sont trois fois plus grandes (environ 20 cm). Il s’agissait d’un requin géant, sa longueur estimée est de 15 m. C’était un requin côtier, avec une répartition quasi mondiale. Il est apparu à l’Oligocène (moins 30 millions d’années) et on perd sa trace dans les gisements du Pléistocène (moins 1,5 million d’années). La cause de sa disparition est incertaine ; elle serait liée à un effet indirect de changement de température des mers. Il n’aurait pas pu suivre les mammifères marins desquels il se nourrissait lors de leur migration vers les pôles ; ce grandgousier serait donc mort d’inanition ! Quelles espèces de requins peut-on trouver sur nos côtes ? Dans les eaux françaises, atlantique et méditerranéenne, il existe 53 espèces de requins, 35 espèces de raies et 6 espèces de chimères. Les pêches françaises débarquent 10 à 12 tonnes de requins et de raies chaque année. L’espèce la plus abondante dans ces pêches est la petite roussette Scyliorhinus canicula, avec environ 5 500 tonnes. Sur nos côtes, on peut aussi observer des émissoles et des requins hâ, plus au large des requins-taupes, des requins peau bleue, des requins-pèlerins et des requins-renards. Exceptionnellement, on signale la capture de requins blancs, et même celle d’un requin-tigre !

Le requin est-il aujourd’hui une espèce menacée ?

Sur les 500 espèces connues, toutes ne sont pas menacées ! Cependant, de nombreuses populations de requins sont en déclin : des études récentes ont montré que les populations des grands requins des côtes atlantiques américaines avaient diminué de 60 à 90 % en quelques décennies. La cause essentielle est la surpêche, c’est-à-dire la pêche au-delà des capacités de renouvellement des populations exploitées. D’autres causes contribuent aussi à ce déclin : la pollution et la destruction des zones sensibles pour la reproduction des espèces, résultant des aménagements littoraux. À ce jour, peu d’espèces de requins bénéficient de mesure de protection. Par exemple, il n’existe que trois espèces de requins inscrites dans les annexes de la CITES : le grand requin blanc, le requin-baleine et le requin-pèlerin. D’autres espèces ont été proposées, mais n’ont pas été retenues. Pourtant, selon le CAC 40 de la biodiversité (= Le Livre Rouge de l’IUCN), un tiers des espèces évaluées serait menacé à divers degrés.

Quelles seraient les conséquences de la disparition du requin sur l’écosystème marin ?

Le rôle écologique des grands prédateurs, notamment des requins, est une question primordiale pour le maintien des équilibres dans l’océan mondial. Nous disposons maintenant de plusieurs exemples concrets et chiffrés montrant que la disparition de ces grands prédateurs avait des effets qui se transmettaient dans tous les échelons de la chaîne alimentaire (effets en cascade). Ces modifications sont néfastes aux écosystèmes et finalement aux pêcheries elles-mêmes, qui sont souvent à l’origine de ces perturbations. Actuellement, de nombreuses recherches sont engagées pour mieux comprendre ces phénomènes, en espérant pouvoir en déduire des mesures de conservation. En attendant, le principe de précaution devrait être généralement adapté, car un écosystème perturbé ne peut revenir à son état initial (concept du paradis perdu !)

Les requins sont souvent appelés « le nez de la mer ». Ont-ils un sens olfactif surdéveloppé ?

Les requins ont tout un arsenal d’organes sensoriels qu’ils utilisent en synergie pour détecter leurs proies. L’acuité olfactive des requins est bien connue, d’où le surnom de « nez » ! Ce sens est bien développé chez les requins, et comparable à celui du chien, mais il est moindre que celui du saumon qui est capable de retrouver à l’odorat le chemin de sa rivière de naissance ! L’odorat chez les requins doit être considéré d’une manière dynamique ; certes, il est capable de détecter de très faibles concentrations de sang ou de jus de poisson mais en fait, c’est sa capacité à déterminer les différences de concentrations qui lui permet de remonter le long d’un gradient jusque-là source odorante, parfois sur plusieurs kilomètres, si la source diffusante est importante.

Pouvez-vous nous éclairer sur les ampoules de Lorenzini, ce sixième sens des requins !

Parmi les autres organes sensoriels, les ampoules de Lorenzini ont une place à part car elles sont une des caractéristiques des chondrichtyens. Il s’agit de petits récepteurs constitués d’un glomérule enfoui dans le derme, en communication avec l’extérieur par un canal plus ou moins long qui s’ouvre à la surface de la peau par un pore. Ces ampoules sont concentrées sur la tête, notamment sur la surface ventrale. Les cellules sensorielles de ces ampoules détectent les faibles champs électriques du milieu et permettent de localiser les proies vivantes. Ce sens intervient dans un rayon d’environ 2 m. Outre la détection des proies, ce sens est aussi utilisé par le requin pour se situer par rapport aux lignes du champ magnétique terrestre.

Comment se reproduisent les requins ?

Chez les requins, il existe trois modes principaux de reproduction. Il y a des requins ovipares qui pondent des œufs (exemple : les roussettes), des requins ovovivipares chez lesquels les petits se développent dans les utérus maternels, à partir de leurs propres réserves vitellines (le jaune de l’œuf), et des requins vivipares chez lesquels les embryons sont nourris par la mère dans les utérus grâce à une structure placentaire. Une des caractéristiques des requins est la fécondation interne : pour cela, le mâle a deux organes copulateurs, les ptérygopodes, qu’il introduit dans le cloaque de la femelle pour la féconder. Les périodes de gestation sont longues, pouvant durer jusqu’à 24 mois chez l’aiguillat commun. La viviparité (aplacentaire ou placentaire) permet une meilleure survie des jeunes à la naissance. Les jeunes requins mènent une vie libre et indépendante (pas de soins parentaux) dès leur naissance. Cette meilleure survie est obtenue au détriment de la fécondité : le plus prolifique est le requin-baleine avec des portées maximales de 300 petits, mais de nombreux requins ne produisent que quelques petits par an, voire un seul. Cette biologie reproductive particulière fait que les requins sont très sensibles à l’exploitation : en effet, quand une femelle gravide est pêchée, on tue en même temps les embryons qui ne pourront pas assurer le maintien de la population.

La squalamine, substance extraite de l’estomac du requin, pourrait être efficace dans les traitements des tumeurs cancéreuses. Est-ce exact ?

La squalamine est une substance qui a des propriétés anti-angiogénèses, c’est-à-dire qui inhibent le développement des systèmes vasculaires. Une façon de réduire une tumeur cancéreuse est de supprimer la vascularisation qui la nourrit. Des essais cliniques ont montré une certaine efficacité de la squalamine, mais l’effet est transitoire, et les doses nécessaires induisent des toxicités hépatiques. En revanche, la squalamine est utilisée apparemment avec plus de succès dans le traitement de la DLMA (dégénérescence de la rétine).

« Ne laissons pas le grand blanc disparaître du Grand Bleu ! Notre propre survie pourrait en dépendre ! »

Qu’avez-vous appris au contact des requins ?

Je pourrais répondre en plagiant une célèbre maxime : plus je fréquente les hommes, plus j’aime les requins (les vrais !) ! Au cours de ma carrière, j’ai vu le développement de recherches sur les requins, et je me réjouis de l’engouement actuel pour les requins, car ils le valent bien ! Ils sont à la base de l’histoire évolutive des vertébrés, ils montrent des adaptations morphologiques et physiologiques extraordinaires, ils sont uniques structurellement, mais présentent une large diversité de formes, de couleurs, de tailles et d’habitats ; actuellement s’ouvre le champ immense de l’étude de leurs comportements grâce à la technologie de suivi par balises satellitaires. À chaque étape de l’avancée de nos connaissances sur les requins, ils nous émerveillent ! Les requins ont traversé des crises géologiques majeures qui ont produit la disparition de très nombreux groupes zoologiques, mais en quelques décennies, un animal sauvage, Homo dit sapiens, a mis en péril leur survie. Ne laissons pas le grand blanc disparaître du Grand Bleu ! Notre propre survie pourrait en dépendre !

Si vous étiez un requin, lequel serait-ce ?

Le requin grande gueule ! Probablement parce que j’ai l’habitude de dire ce que je pense !


Öpse, graffeur du collectif Le Chat Noir
Yazid Manou, l’expérience Hendrix

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