Entretiens Musique

Aurélien Pontier, retour à l’essentiel !

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Si, fort heureusement, la musique reprend peu à peu ses droits, redonnant de la voix après plus d’une année de quasi-silence, le pianiste Aurélien Pontier, comme nombre de ses amis musiciens, a pour le moins mal vécu le fait d’être relégué au rang de « non essentiel », qualificatif méprisant pour une culture au bord de l’asphyxie. Quand on connaît les sacrifices que présupposent la vie de pianiste et ce besoin presque viscéral du concert, cette fusion unique entre un répertoire et un public vers lequel tend tout musicien, on peut légitimement comprendre que la stigmatisation d’une culture rangée aux oubliettes des considérations gouvernementales soit une pilule dure à avaler. Après un disque consacré aux « Transcriptions & Paraphrases d’opéras » de Franz Liszt largement salué pour une interprétation à la virtuosité transcendante et fort d’un horizon qui fourmille de projets, Aurélien Pontier nous livre sa partition d’un avenir que l’on imagine radieux !

« Le terme de « non essentiel » est tout simplement révoltant et reflète le fond de la pensée de nos élites vis-à-vis de la musique et de l’art en général. »

Votre papa a été pendant trente ans professeur au CNSM de Lyon et, à ce titre, vous avez donc baigné dans la musique dès le plus jeune âge. Le piano a-t-il été, dès le départ, une évidence tout comme la carrière de musicien ?

Je dirais que la musique a été une évidence mais figurez-vous que je l’ai découverte par le violon ! J’ai un souvenir extrêmement précis de ce moment puisque je devais avoir quatre ans. On écoutait à l’époque des cassettes audio et mon père m’a fait découvrir le concerto de Brahms par Itzhak Perlman avec Carlo Maria Giulini à la baguette. J’ai d’ailleurs des souvenirs très prégnants de mon père en voiture qui lâchait le volant pour mimer la direction d’orchestre. À un moment il me disait : « Attention, le violon va entrer ! » et là le son foudroyant de Perlman envahissait tout l’habitacle de la voiture, ce son qui a laissé une empreinte indélébile dans ma mémoire. Suite à cette écoute, j’ai forcément voulu faire du violon. Pourtant, lors du premier cours, je me suis immédiatement rendu compte que je n’aurais pas forcément l’orchestre de Boston à disposition pour satisfaire mon envie d’être Perlman moi aussi. J’avais besoin de disposer de toute l’harmonie et, puisque je voyais mon père jouer tous les jours à la maison, le piano s’est donc très vite imposé naturellement. Même si je ne considérais pas au départ la pratique du piano dans une optique professionnelle, je dois avouer être né dans une sorte de chaudron musical avec, comme vous le mentionniez, un papa professeur au CNSM de Lyon que je voyais enseigner et jouer énormément, une maman profondément mélomane et un frère violoncelliste. Enfant, j’avais même tendance à croire que tout le monde était musicien et voyais d’ailleurs ceux qui ne l’étaient pas comme une sorte d’anomalie.  

Photo : Paul Montag

Si vous êtes né dans ce chaudron musical, force est de reconnaître que la musique classique est, dans l’imaginaire de nombreuses personnes, un monde qui ne serait « pas pour eux », avec ses codes, ses formes et donc un univers presque dogmatique difficile d’accès. Pensez-vous que le système éducatif devrait offrir une place plus importante à la musique et surtout à la musique classique et ce dès le plus jeune âge ?

Oui et je pense que c’est clairement là la mère des batailles. Si toutes les actions que mes confrères et moi-même menons pour populariser la musique classique auprès de jeunes adultes sont absolument nécessaires, elles demeurent quand même assez superficielles. On sait en effet très bien que c’est dès le plus jeune âge que tout se joue. Je suis vraiment mué par cette conviction profonde qu’un besoin de beauté et de grandeur sommeille en chacune des âmes et cela vaut bien évidemment pour les enfants. Si ce travail qui consiste à susciter l’intérêt n’est pas entrepris, je pense qu’il sera difficile d’intéresser la jeune génération à la musique classique. Nous sommes hélas dans un monde où la musique de masse emporte tout et s’approche plus du divertissement que de l’art. L’idée concernant le classique est donc de déposer une graine très jeune afin qu’elle germe et, avec le temps, puisse refaire surface la trentaine venue. C’est ce travail qu’il faut entendre à tout prix et je dis bien à tout prix.

Malgré son titre de professeur au CNSM de Lyon, votre papa ne s’est jamais directement immiscé dans votre parcours pianistique, choisissant vos professeurs sans pour autant intervenir dans leur pédagogie. Pensez-vous avec du recul que ce choix se soit avéré essentiel pour vous permettre justement de trouver votre propre voie ?

C’était là une décision très sage afin d’éviter un quelconque mélange des genres. J’étais un enfant assez précoce avec un certain caractère et mon père a eu la bonne idée de me faire débuter le piano avec Marta Zabaleta, jeune pianiste espagnole élève de Dominique Merlet. C’est une femme extraordinaire qui est parvenue à me canaliser. J’avais de grandes facilités de lecture et donc une envie précoce de tout déchiffrer. Marta Zabaleta m’a rapidement fait comprendre que lorsque l’on s’engage dans cette voie, il faut vraiment mettre sa vie au service de la musique. Très jeune, elle m’a également appris ce qu’était l’interprétation me faisant comparer des disques. Je me souviens très bien avoir travaillé comme cela un Nocturne de Chopin où l’on a passé la moitié du cours à écouter l’interprétation toute personnelle de Rubinstein ou de Samson François. Marta Zabaleta a vraiment pleinement contribué à ma formation, me donnant les bases indispensables pour aller de l’avant.

Votre premier concert à l’âge de neuf ans à l’opéra Garnier reste, je crois, un grand moment, puisqu’alors que vous jouez quelques pièces de Ravel pour le jubilé du danseur Jean Guizerix vous attendez votre passage aux côtés de Rudolf Noureev dont ce fut la dernière apparition sur scène. Un moment à jamais gravé en vous je suppose !

Ça reste en effet un moment inoubliable. Jean Guizerix, dont c’était effectivement le jubilé, avait invité tous ses amis danseurs et musiciens pour cette grande occasion. J’étais âgé de neuf ans et il m’avait demandé de jouer la « Pavane pour une infante défunte » de Maurice Ravel alors que le corps de ballet de l’opéra de Paris défilait avec tous les costumes que Jean Guizerix avait portés tout au long de sa longue carrière. Pendant que j’attendais mon tour, Rudolf Noureev et Patrick Dupont qui nous a récemment quitté, patientaient à mes côtés. D’ailleurs, je me souviens encore qu’à la fin du concert, lorsque tout le monde est venu saluer, Jean Guizerix m’a pris par la main et m’a porté en triomphe devant tout le public qui applaudissait. Vous vous imaginez bien que ce sont là des moments que l’on n’oublie pas malgré les années qui passent.

Photo : Sandrine Expilly

De Konstantin Bogino à Rena Cherechevskaia, l’école Russe marque en partie votre apprentissage. À cela est venu, au CNSM de Paris, se greffer l’enseignement de Jean-François Heisser. Comment êtes-vous parvenu à assimiler ses deux visions de la musique et du piano pour, dans votre jeu, en faire la synthèse malgré votre très jeune âge ?

Sur le moment, je dois vous avouer que cela n’était pas si facile que ça. En effet, entre Jean-François Heisser et Rena Cherechevskaia, on était là clairement face à deux écoles mais également deux manières bien distinctes d’aborder le piano dans son ensemble. Il m’a donc fallu du temps pour prendre ce qui me convenait dans ces deux méthodes d’enseignement et ces approches radicalement différentes. Jean-François Heisser, très secret mais profondément bon, était absolument passionnant et je pense avoir mieux compris toute sa dimension et sa richesse pédagogique une fois devenu adulte. Rena Cherechevskaia est la grande pianiste et pédagogue que l’on connaît qui a, entre autres, formé Alexandre Kantorow ou Lucas Debargue. Elle m’a ouvert à tout ce magnifique répertoire de la musique Russe de sorte qu’aujourd’hui, lorsque j’aborde une œuvre de Rachmaninov ou Prokofiev, je me sens un peu comme à la maison. Je suis entré au CNSM de Paris à l’âge de treize ans, ce qui était assez jeune puisque la plupart des autres élèves avaient quatre à cinq ans de plus que moi. La synthèse entre ces deux écoles s’est donc opérée avec le temps même si, dans le domaine musical, on n’a jamais fini d’étudier poursuivant cette quête d’absolu jusqu’à son dernier souffle.

Vous vous êtes également perfectionné auprès, entre autres de Murray Perahia et Maria Joao Pires, là encore deux approches du piano bien différentes. Le perfectionnement auprès de telles légendes du piano dépasse-t-il le simple cadre de la technique pianistique pour se transformer en école de la vie ?

Il est évident que lorsque l’on se retrouve face à ces deux légendes du piano, on n’est pas là pour apprendre à bien lier les notes ou encore à utiliser tel doigté. Disons que le fait de fréquenter Murray Perahia et Maria Joao Pires, c’est un peu comme respirer l’air des cimes. On est face à une manière d’envisager la musique qui s’avère de l’ordre du sacerdoce, une vie quasi sacrificielle. Je me souviens d’ailleurs que Murray Perahia m’avait avoué ne pas comprendre pourquoi tant de jeunes souhaitaient s’engager dans cette carrière tant elle était difficile à ses yeux. J’avais trouvé cette confidence très étonnante pour le jeune pianiste que j’étais. Un autre détail me revient en mémoire. Bien évidemment lors de notre première entrevue, j’étais, vous vous en doutez, pour le moins stressé et il m’a rassuré en me disant : « Je crois que vous souhaitez me jouer la quatrième ballade de Chopin. Sachez que je l’ai moi-même jouée devant Horowitz lorsque j’avais votre âge et j’étais également tétanisé. Rassurez-vous, je ne mords pas ! » C’était un moment unique et je me souviens être sorti de cet entrevue dans un état second.

Photo : Paul Montag

Dans votre discographie, on retrouve Franz Liszt dont vous avez enregistré un album consacré à certaines de ses paraphrases d’opéra. La pianiste Béatrice Berrut, qui voue une passion à Liszt me disait : « La virtuosité de Liszt est souvent mal comprise. Il ne faut pas perdre de vue qu’elle se veut toujours au service d’une pensée musicale. Faire de cette virtuosité une fin en soi s’avère une erreur d’interprétation. » Je suppose que vous partagez ce point de vue ?

Il faut comprendre que Franz Liszt est véritablement un personnage insaisissable. On a à la fois en lui un être sensuel et mystique qui finira sa vie dans les ordres après avoir déchainé les foules et les passions. Liszt, c’est également ce virtuose qui pousse le piano dans une nouvelle dimension alors que, là encore, à la fin de sa vie, il va le conduire vers des œuvres quasi prophétiques et introspectives, presque expérimentales. Bien difficile de le cerner en tant qu’homme, un homme dont la musique reflète le parcours de vie. Sa musique est comme un livre ouvert, une passionnante autobiographie. Liszt me fait d’ailleurs un peu penser, toute proportion gardée, à Tolstoï qui lui aussi était tiraillé entre une sensualité extrême et un besoin d’absolu. Il ne faut pas tenter de trouver un fil conducteur à la vie de Franz Liszt mais accepter le foisonnement de son existence. Il a écrit à la fin de sa vie une œuvre très énigmatique qui s’intitule « Frage und Antwort » (une question sans réponse) et je trouve que beaucoup de choses sont dites dans ce titre. Liszt a continuellement cherché à donner un sens à sa vie sans que l’on puisse affirmer qu’il soit parvenu à le trouver. Ce qui est sûr, c’est qu’une vie ne suffit pas pour embrasser toute son œuvre. Évidemment, j’ai enregistré des Paraphrases d’opéras, projet qui m’a électrisé et qui est le reflet de cet âge d’or de Franz Liszt en tant que pianiste. Je ne m’interdis pas, plus tard, d’enregistrer des pièces peut-être plus secrètes de ce compositeur qui n’a cessé de remuer mon âme.

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Nous sortons à peine d’une période bien sombre pour la musique avec des salles de concert restées portes closes en raison de la crise pandémique débutée il y a plus d’un an. Avoir été clairement désigné par les instances gouvernementales comme « non essentiel », ça fait quel effet ?

Au début de la pandémie, comme tous mes confrères et je suppose tous les français, j’ai d’abord été pris de stupeur devant l’ampleur de la crise et j’étais plutôt indulgent vis-à-vis du gouvernement qui devait gérer une situation tout à fait inédite. Je ne jette donc pas la pierre aux instances dirigeantes de notre pays à ce niveau-là. Néanmoins, le terme de « non essentiel » est tout simplement révoltant et reflète le fond de la pensée de nos élites vis-à-vis de la musique et de l’art en général. Beaucoup d’élus n’envisagent par exemple l’art que sous la forme d’un divertissement et, à force de démagogie, on en arrive hélas à cette formulation pour le moins malheureuse. Je vais également émettre une opinion peut-être dissidente mais je pense aussi qu’à force de vouloir à tout prix, comme le disait il y a quelque temps une chroniqueuse de France Musique, désacraliser la musique, on en arrive à la considérer comme « non essentielle ». Il serait temps de justement resacraliser cette musique classique ! « Non essentiel » est un terme qui me révolte. Je me mets à la place des jeunes étudiants des conservatoires qui ont traversé cette période dans un état d’isolement terrifiant et qui ont, en plus, entendu ces mots pour les désigner ! Comment voulez-vous qu’ils trouvent la motivation nécessaire pour continuer dans cette voie alors qu’on leur fait comprendre qu’ils passent plus de huit heures par jour à étudier une forme d’art considéré comme « non essentiel » par nos gouvernants ?! Personnellement, je pense que ces jeunes étudiants de conservatoires sont non seulement essentiels mais qu’ils sont la fierté de notre nation.

Cette trop longue fermeture des salles de concert afin que la musique ne soit réduite au silence ou, au mieux, au streaming pendant si longtemps aurait-elle, selon vous, pu être évitée ?

Rien ne remplace le concert ! Les musiciens sont des gens sérieux. J’ai personnellement eu la chance de pouvoir, entre le deuxième et le troisième confinement, donner des concerts en Espagne. J’ai pu me rendre compte que l’exercice était tout à fait possible en respectant des jauges et un espacement entre le public pour respecter les gestes barrières. Il n’y a d’ailleurs eu à déplorer aucune contamination et encore moins d’éventuels « clusters ». C’est bien la preuve qu’il aurait été possible d’ouvrir à nouveau les salles de concerts en y intégrant certaines mesures de précautions. Il y avait clairement moins de danger à venir écouter une sonate de Beethoven qu’à emprunter le métro parisien pendant cette crise pandémique ! Avec le recul je peux donc dire que cette fermeture des salles de spectacle était inopportune et je pense que notre ministre de la culture en est elle aussi convaincue. On peut penser que cette mesure a été prise dans un souci d’égalité pour ne pas mécontenter d’autres catégories professionnelles qui, elles aussi, ont dû baisser leurs rideaux. Je crains que l’histoire soit sévère avec nos gouvernants qui ont pris des décisions incompréhensibles, y ajoutant de surcroît des termes fortement blessants.

Photo : Sandrine Expilly

Pensez-vous que cette crise sanitaire même si l’on semble en voir enfin la fin risque d’avoir transformé en profondeur et structurellement le monde de la musique classique entre désengagement de la puissance publique qui, pourtant, devrait commander des œuvres aux compositeurs, mutation du rapport à la musique générée par l’apparition massive du streaming et refonte des conservatoires ?

Tout comme les guerres, les grandes crises sont des révélateurs des forces comme des faiblesses d’un pays. Cette crise nous a surpris dans un moment où nous étions déjà engagés dans une mutation du monde musical. Je pense que cette pandémie va accélérer le changement de modèle auquel nous assistons. Nous ne pouvons que déplorer le manque d’engagement de la puissance publique qui s’opère sous nos yeux et que j’observe dans la gestion des conservatoires où les collectivités locales doivent aujourd’hui presque tout prendre en charge. Peut-être allons-nous nous diriger vers un modèle américain où le secteur privé prendra une place de plus en plus importante ?! C’est une option, même si en France, pays où l’état centralisateur et extrêmement interventionniste qui a précédé la formation de la nation, nous n’y sommes pas vraiment habitués ! Il faut pourtant s’attendre à ce que l’on tende progressivement vers ce modèle que ce soit pour les concerts, les opéras ou même l’enseignement musical.

Au sortir de cette année blanche, quels sont aujourd’hui vos projets et, plus largement, comment voyez-vous l’avenir ?

J’ai la chance de reprendre les concerts à partir de la fin du mois de mai et je suis très pris par l’enregistrement de mon nouveau disque qui s’intitulera « L’Apocalypse Joyeuse » dont toute relation avec une situation existante… (rires) Ce disque sera consacré à la Vienne de la fin du XIX è et du début du XX è siècle. Je dois avouer être particulièrement fasciné par les périodes qui précèdent les révolutions, périodes fiévreuses et qui, bien souvent, dans le domaine artistique, ont vu naître des choses absolument passionnantes. Sort également actuellement le projet « My Piano Library » qui est une forme de programme playlist tout à fait assumé qui regroupe 30 pièces, ou devrais-je dire 30 tubes, qui paraissent actuellement morceau par morceau sur toutes les plateformes.

Benjamin Alard, Back in Bach !
Vanessa Benelli Mosell, le chant du piano

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  1. De retour de Chassignolles, et du concert donné par Aurélien Pontier dimanche soir, 29 août, “L’Apocalypse Joyeuse” dans le cadre du festival de la Grange aux pianos, j’en reviens pleine d’admiration pour ce pianiste merveilleux, un virtuose sensible, qui captive, et un pédagogue qui vous charme et vous met en mesure d’entendre et comprendre l’oeuvre qu’il va exécuter, quelle qu’elle soit !
    J’attends avec impatience la sortie du disque sur ce thème.