Société

Jacques Salomé, psychosociologue

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Pour ne plus vivre sur la planète taire, éd. Albin Michel
À qui ferais-je de la peine si j’étais moi-même, éd. de l’Homme Aimer l’amour, éd. Guy Trédaniel
T’es toi quand tu parles, Pocket
Heureux qui communique, Pocket
Si je m’écoutais je m’entendrais, Pocket
Je viens de toutes mes enfances, Poche.
www.j-salome.com


EntretienE-mail, téléphone portable, vidéoconférence, webcam, texto… Jamais les hommes n’ont pu aussi facilement se parler, se voir, échanger, dialoguer qu’aujourd’hui… Et pourtant, paradoxe de notre temps, d’une société basée sur le superficiel à outrance dans les rapports humains, malgré ces progrès technologiques en constante évolution, les hommes ne savent plus communiquer et encore moins s’écouter les uns les autres. Car, comme le souligne fort justement le psychosociologue Jacques Salomé : « Communiquer suppose aussi des silences, non pour se taire, mais pour laisser un espace à la rencontre des mots. » Malheureusement, notre société où le temps est d’or ne laisse plus la place à ces silences indispensables pour la compréhension d’autrui. De la prime enfance sur les bancs de l’école au monde professionnel, les hommes se croisent, s’ignorent, s’apostrophent violemment, mais ne se comprennent plus ! En plus de soixante ouvrages, Jacques Salomé s’est employé à venir en aide à ces « déshérités de la relation, affamés de l’échange, sous-alimentés du partage », comme il les nomme. Pour Agents d’Entretiens, cet homme des mots est sorti de sa douce retraite provençale pour nous aider à communiquer les uns les autres. Œuvrons, avant de définitivement ne plus se comprendre !


« Il y a aujourd’hui une classe de nouveaux pauvres de plus en plus importante : les déshérités de la relation, les affamés de l’échange, les sous-alimentés du partage, les oubliés de la vie qui n’ont d’autre compagnon qu’une solitude de plus en plus toxique. »

À 20 ans, vous étiez expert-comptable stagiaire, puis vous vous êtes essayé à la sculpture et la poterie. Qu’est-ce qui vous a poussé en fin de compte vers les relations humaines ?

Différentes forces sont entrées en jeu dans mon orientation vers la psychologie et les relations. Tout d’abord de découvrir que j’étais un infirme de la communication. Que malgré tout le savoir que j’avais accumulé en droit, en comptabilité ou en criminologie (eh oui, j’ai même eu un diplôme en ce sens !), j’étais un véritable handicapé, je ne savais pas communiquer, c’est-à-dire mettre en commun. Je souffrais beaucoup de mes propres certitudes, erreurs, répétitions qui s’accumulaient dans ce domaine et touchaient à ma vie intime, sociale ou professionnelle. Et puis, il y a eu une vocation soudaine, ma vocation était brune aux yeux bleus. C’est surtout elle qui m’a entraîné dans cet univers fantastique que je n’ai plus quitté : celui d’apprendre à me dire, à entendre, à partager, à me relier avec respect et tolérance à ceux qui m’entouraient.

Vous avez débuté votre carrière en tant que directeur d’un centre pour jeunes délinquants. Qu’avez-vous retiré de cette expérience au niveau des relations humaines ?

Précisons tout de suite que j’étais trop jeune pour occuper ce poste de responsabilité, mais comme j’avais quelques titres universitaires et surtout, qu’on croyait que je serais un bon gestionnaire (l’expertise comptable !), on m’a nommé. Dans cet établissement, j’ai découvert les incroyables ressources et capacités à se reconstruire de ces enfants qui avaient été maltraités, violentés et qui ne connaissaient d’autres langages que celui de la violence sur les autres et aussi sur eux-mêmes. Je me souviens de ces douze ans passés à animer une équipe, à tenter de dynamiser des enfants, à créer un lieu de vie exceptionnel, comme d’une succession de moments étonnants, aussi surprenants les uns que les autres, à « régler une foultitude de problèmes » qui, quelque temps avant, m’auraient paru insolubles. Les mots qui me viennent : créativité à partir de nos seules ressources, inventivité pour transformer un réel souvent difficile, adaptation à l’impossible !

Vous avez consacré plus de 60 ouvrages à la communication au sein de la famille comme du couple. Pensez-vous que cette absence de communication, caractéristique de notre société, soit l’un des maux actuels ?

Il y a aujourd’hui une classe de nouveaux pauvres de plus en plus importante : les déshérités de la relation, les affamés de l’échange, les sous-alimentés du partage, les oubliés de la vie qui n’ont d’autres compagnons qu’une solitude de plus en plus toxique. Paradoxalement, on s’exprime plus aujourd’hui qu’il y a un siècle, mais on communique moins. Le véritable scandale (jamais dénoncé !), c’est que nous vivons (sans nous indigner !) dans une société (et cela dans le monde entier) où personne n’a le souci d’apprendre aux enfants (et aux ex-enfants appelés adultes) à s’approprier des balises, des repères, des règles d’hygiène relationnelle pour mieux communiquer. Alors que la communication relationnelle est l’enjeu le plus vital, le plus essentiel, le plus vivifiant pour notre existence, pour notre devenir comme adulte et citoyen. Je considère que la communication est le seul antidote non-violent à la violence. Nous avons développé, ce que j’appelle une communication de consommation (confondue avec la circulation de l’information, dont nous sommes d’ailleurs de plus en plus saturés) au détriment d’une communication qui puisse nous relier, nous amplifier, nous permettre d’accéder au meilleur de nous- mêmes et par là, au meilleur de l’autre. Nous avons des outils hyper performants : Internet, la télévision, le fax, le cellulaire qui ont favorisé l’expression, mais non la communication, c’est-à-dire une mise en commun dans la réciprocité. De plus, tous ces outils dont nous sommes entourés, que nous consommons parfois à outrance (voir les factures des opérateurs téléphoniques !) sont récupérés par la publicité et par des « activités marginales » (250 000 sites pédophiles répertoriés sur Internet !)

Est-ce parce que vous avez passé votre vie à écrire sur les hommes que vous aimez tant la nature et, en particulier, planter des arbres ?

Il convient tout d’abord de dire que j’étais un cancre à l’école, avec beaucoup de doutes en moi. Et que j’ai commencé à écrire, relativement tard dans ma vie, à 35 ans, après une rupture amoureuse qui m’avait beaucoup ébranlé. Mon premier livre, un roman, est le récit de cette aventure. Si je plante des arbres depuis l’âge de 19 ans, ce n’est pas, comme l’affirme une de mes filles, « pour me déculpabiliser, de toute la pâte à papier qu’on gaspille pour mes livres ! », mais comme un cadeau, une marque de reconnaissance et de gratitude que j’envoie à cette planète – la Terre –, qui nous a accueillis, nous les humains, il y a cinq millions d’années, et que nous maltraitons beaucoup. J’ai dû planter quelque 18 700 arbres dans ma vie, dans tous les lieux où j’ai vécu, et cette passion me réconcilie, je ne sais par quelques chemins subtils, avec les humains.

La maladie qui vous a « cloué » pendant quatre ans sur un lit d’hôpital a dû être, de votre part, vécue comme une injustice. Comment, à 9 ans, aborde-t-on une telle épreuve ?

Eh bien non, je n’ai pas vécu cette maladie – la tuberculose osseuse – comme une injustice mais, paradoxalement, comme un cadeau inespéré. Je suis né dans un milieu pauvre, acculturé (même si ma mère avait une culture profonde de l’humain, avec un bon sens à toute épreuve). Et, à travers mon séjour en sanatorium, j’ai découvert trois choses qui ont changé ma vie.
° J’ai découvert la lecture et les immenses ressources de l’imaginaire.
° J’ai découvert l’importance de la relation et l’importance et la force des mots. Tout cela avec mes 3 camarades de chambre (nous avons occupé durant quatre années pleines, les quatre coins de cette pièce, chacun recréant un territoire personnel et nous parlant tard dans la nuit, de nos rêves, projets de vie et autres utopies, nous qui ne savions même pas si nous allions remarcher un jour !)
° J’ai découvert que j’avais de la valeur, non pour ce que je faisais ou ne faisais pas, mais pour ce que j’étais, pour la personne que je devenais. Et cela, au travers du regard d’une infirmière qui m’acceptait (du moins, je l’ai vécu comme cela) tel que j’étais.

Ces trois découvertes m’ont accompagné longtemps et ont structuré une grande part de ma vie d’adulte. Pouvez-vous nous parler de la Méthode E.S.P.E.R.E, dont vous êtes le fondateur ?

En découvrant que nous étions les uns et les autres des infirmes de la communication, moi qui avais déjà un handicap physique important (j’avais une arthrodèse de la hanche et me déplaçais difficilement), j’ai cherché quels étaient les points communs, récurrents qui revenaient en permanence pour déclencher et entretenir tant de malentendus, de tensions et de conflits, en particulier dans les relations intimes et proches. Qu’est-ce qui faisait que, malgré tout l’amour que nous avions ou recevions de nos parents, nous avions avec eux autant de contentieux, parfois tant de ressentiments, des accusations, de la culpabilité ou autres poisons qui polluaient notre vie ? Qu’est-ce qui faisait que, dans les relations amoureuses ou dans la vie en couple, malgré l’amour, la tendresse, nous nous retrouvions face à face, tout proches avec trop souvent la gorge emplie d’amertume, l’esprit parasité par des rancœurs, le cœur lourd des sentiments négatifs, autant de sensations qui nous bouffaient beaucoup d’énergie. J’ai donc :
° développé quelques concepts clés autour de la tolérance, du respect, de l’écoute, de l’ouverture à l’autre.
° démystifié le système anti-relationnel dans lequel nous baignons depuis de siècles et que j’appelle le système SAPPE (qui nous rend Sourd, Aveugle, qui est Pernicieux et parfois Pervers et surtout Energétivore), en invitant à ne plus y collaborer.
° proposé quelques règles d’hygiène relationnelle qui sont autant de balises pour nous permettre de créer des relations en réciprocité, pour passer du réactionnel au relationnel, pour ne pas créer l’affrontement mais favoriser la confrontation, pour ne pas développer des relationnels dominant/dominé, pour accepter de confirmer l’autre dans ses croyances, ses idées ou ses ressentis, tout en gardant mes propres croyances, idées ou ressentis. Tout cela a été rassemblé dans un gros livre qui s’appelle : Pour ne plus vivre sur la planète Taire ou Énergie Spécifique Pour une Écologie Relationnelle essentielle à l’École (ESPERE).

Vous avez également défini cinq profils socioémotionnels. Pouvez-vous nous les détailler ?

Il s’agit en fait, à travers cinq images qui vont agir comme des métaphores, de mieux comprendre et repérer l’une ou l’autre des cinq dynamiques relationnelles que nous mettons en œuvre dans nos relations et nos comportements face à autrui. La dynamique de l’éponge : adoptée par celui qui reçoit tout ce qui vient de l’autre, sans trier, sans évaluer le bon ou le pas bon et qui, absorbant tout, se noie dans un mélange de messages flous et indistincts, qui ne lui permet pas de s’affirmer, mais seulement de subir. La dynamique de l’entonnoir : privilégiée par celui qui laisse tout passer et ne recueille rien, ce qui le fait paraître insensible et inconsistant. La dynamique du tamis : celui qui, dans chaque situation, est capable de trier le bon du mauvais, de ne pas mélanger le négatif avec ce qui est positif. La dynamique du filtre : caractérise celui qui accumule les déchets et les messages toxiques, en laissant passer l’essentiel sans rien en retenir. La dynamique de l’alambic, celle pratiquée par celui qui, quelle que soit la situation, sait cueillir et garder le bon, et saisir dans tout échange la substantifique moelle !

En 1989, vous publiez l’ouvrage : Papa, maman écoutez-moi vraiment ! Depuis 1989, notre société est plongée dans une vie qui ressemble en permanence à une course contre la montre au sein de la cellule familiale. Pensez-vous qu’encore aujourd’hui, l’enfant n’est pas assez entendu par ses parents ?

Je pense que l’enfant est victime aujourd’hui d’un double malentendu. D’une part, il est trop entendu dans ses désirs, au point d’être capable de se comporter comme un petit tyran domestique et plus tard, comme un terroriste relationnel qui, ne supportant pas la moindre frustration vécue par lui comme une agression, y répond par de la violence, du chantage ou un rapport de force. D’autre part, il n’est pas assez entendu dans ses besoins relationnels (besoin d’être reconnu, valorisé, d’intimité, de créer ou de rêver et surtout, d’être entendu dans ses besoins de survie et de socialisation). Ce qui fait que beaucoup trop d’enfants, et cela très tôt, utilisent les mots non pour communiquer (mettre en commun), mais pour blesser, disqualifier ou dévaloriser, voire blesser l’autre. Il appartient aux parents d’aujourd’hui de se sensibiliser et de respecter les grandes fonctions parentales : savoir valoriser, savoir dire non, savoir se positionner face aux attentes, en différer parfois la réalisation, savoir témoigner de la réalité, être des accompagnants susceptibles de pouvoir aider leurs enfants à se confronter aux inévitables frustrations de la réalité.

L’enfance, c’est également des traumatismes pas toujours exprimés et qui, s’ils ne sont pas soignés, perdurent tout au long de notre vie. Quelles sont nos six blessures archaïques comme vous les qualifiez ?

Le propre de l’enfance, c’est d’être impressionnable et vulnérable, tout en ayant une capacité de résilience et d’adaptation extraordinaire. Au cours des différentes rencontres, relations, échanges ou partage, outre des messages positifs de confirmation, de valorisation, d’amour, de sécurisation, un enfant peut recevoir des messages négatifs ou toxiques qui, par leur répétition, vont créer l’une ou l’autre des six grandes blessures archaïques qui vont s’inscrire durablement dans la mémoire corporelle. Ces blessures (liées à des paroles dévalorisantes, des comportements déstabilisants ou des actes de violence) vont consommer beaucoup d’énergie pour être enfouies au plus profond, mais peuvent se réveiller par la suite, par un élément déclencheur banal, qui paraît puéril ou totalement bénin dans l’ici et maintenant d’une situation, mais sera le déclencheur de l’équivalent d’une bombe à retardement. Les six grandes blessures archaïques, qui nous avons tous, mais à différents degrés d’importance et d’intensité, sont : l’humiliation, la trahison, l’impuissance, l’injustice, l’abandon et le rejet.

Une autre thématique récurrente de vos ouvrages est la relation dans le milieu scolaire. Aujourd’hui, ces relations semblent de plus en plus violentes, que cela soit entre les élèves dès le plus jeune âge ou encore entre les élèves et leurs professeurs. Quel est votre regard sur cette croissance perpétuelle de la violence à l’école ?

De rappeler tout d’abord que la violence est un langage. Un langage certes inadapté ou inapproprié, avec lequel un enfant (ou un ex-enfant appelé adulte) tente de dire l’insupportable autour de l’injustice (pourquoi les autres et pas moi), de l’impuissance (pourquoi l’autre a-t-il plus de pouvoir que moi), de la honte (quand je me sens humilié, dévalorisé), de la frustration (de voir mes désirs non réalisés) ou de mon désespoir (à ne pas être entendu dans mes besoins les plus élémentaires, dont la sécurité de base, que je ne trouve pas dans ma famille, dans mon quartier, à l’école !). La violence à l’école a pour origine principale le fait que, pour diverses raisons (liées à la culpabilité, aux conditionnements publicitaires, à l’absence (travail extérieur), au manque de temps, à l’enfermement dans leur propre problématique de couple ou personnelle qui ne leur permet pas d’être à l’écoute des véritables besoins d’un enfant), les parents répondent trop fréquemment aux désirs des enfants, en oubliant qu’ils devraient répondre en priorité à leurs besoins. Il y a aussi le fait que les parents ne dispensent plus un apprentissage aux valeurs, que les pères sont surtout des papas (et encore plus quand ils sont divorcés) que les mamans sont trop mères et aspirent à être un peu plus mamans (ce qu’elles sont, mais à contretemps !). Le fait aussi que les enseignants n’ont pas encore compris que la transmission de leur savoir se fait dans une relation de « concurrence » entre le savoir formel, officiel qu’ils dispensent, et l’énorme savoir informel, chaotique et confus que possèdent les enfants (à travers Internet, la télévision ou la circulation tous azimuts de croyances plus ou moins digestes.). Mon point de vue est que la violence à l’école ne fera que croître dans les prochaines années, et que le seul antidote non-violent à cette violence endémique serait de concevoir un ENSEIGNEMENT DE LA COMMUNICATION À L’ÉCOLE COMME UNE DISCIPLINE À PART ENTIÈRE, DURANT TOUT LE CURSUS SCOLAIRE, DE LA MATERNELLE À L’UNIVERSITÉ, ET DANS TOUTES LES FORMATIONS PROFESSIONNELLES.

Quel est votre point de vue sur le milieu scolaire actuel et l’éducation proposée à nos enfants ?

Je propose une action dans deux directions.
• Entreprendre des actions de sensibilisation pour développer une prise de conscience : l’école d’aujourd’hui ne peut plus se contenter de véhiculer du savoir et du savoir-faire, elle doit aussi transmettre du savoir-être, du savoir-devenir et du savoir-créer, et que ces trois derniers points passent pas une communication moins formatée, moins ritualisée, pour ouverte sur la réciprocité. • Que les enseignants puissent se former et intérioriser la nécessité d’introduire, quelle que soit leur discipline, un enseignement de la communication relationnelle, afin d’apprendre des règles d’hygiène relationnelle (et non pas quelques attitudes et comportements équivalents aux gestes de premier secours, de premiers soins en cas d’accident). Le but étant de permettre aux enfants de retrouver des échanges dans lesquels les mots sont utilisés pour partager des idées différentes, des ressentis différents, des sentiments différents, des croyances différentes, des émotions différentes, sans avoir besoin pour cela d’utiliser les mots comme des coups, comme des violences pour amoindrir, dévaloriser, soumettre l’autre…
Ouvrir dans les communes, dans les quartiers des grandes villes des ÉCOLES À LA PARENTALITÉ qui permettraient aux adultes de mieux répondre aux besoins de survie, aux besoins d’amour et de sécurisation, aux besoins relationnels de leurs enfants.

Des sortes d’OASIS RELATIONNELLE où les parents pourraient confronter leurs ressources et leurs difficultés pour mieux apprendre à élever, au sens noble du terme, leurs enfants et les préparer au monde et à la vie qui les attend. Le gouvernement s’est « attaqué » à l’éducation nationale en supprimant de nombreux postes afin de réduire son déficit. N’est-ce pas là une mesure absurde ?

Beaucoup de mesures gouvernementales sont prises non seulement en relation avec la crise, mais par méconnaissance des véritables besoins du monde de l’enfance et l’incohérence entre les priorités. Au-delà des postes supprimés, c’est l’absence de formation relationnelle, c’est l’insécurité dans laquelle travaillent les enseignants, c’est le manque de vision à long terme pour préparer des enfants à un monde en mutation, avec des changements imprévisibles. Françoise Dolto nous disait que les métiers de l’enfance devraient être les mieux payés, les plus valorisés, car ils préparent le devenir du monde.

On constate une large disparité entre des écoles destinées à une certaine « élite » et des ZEP situées au sein de quartiers dits sensibles. Pensez-vous qu’une éducation égale pour tous, quel que soit le milieu d’origine, soit un jour possible ?

Ce n’est pas l’égalité qu’il faut rechercher mais l’équité. Et l’équité suppose une reconnaissance des différences. Des différences dans les ressources et les manques des uns et des autres, et donc d’un ajustement des réponses et des moyens par rapport à ces différences. Le nivellement qui, dans beaucoup de classes, se fait aujourd’hui par le bas ou par le plus petit dénominateur commun imposé par le parasitage de l’énergie et du temps des enseignants, autour de 2 ou 3 élèves qui vont mobiliser 80 % de leurs ressources, au détriment de l’ensemble de la classe. Outre le système éducatif, la vie au sein du milieu professionnel est, elle aussi, devenue de plus en plus violente et emplie de stress. À ce sujet, vous avez d’ailleurs publié l’ouvrage : Manuel de survie dans le monde du travail.

Comment expliquer qu’il faille aujourd’hui survivre et non plus simplement vivre au sein de son cadre professionnel ?

Oui, ce petit livre auquel vous faites référence est un support important pour affronter (sans soumettre), pour se confronter (sans se désespérer) aux nouvelles contraintes qui ont surgi ces dernières années dans la vie professionnelle des uns et des autres, car tous les milieux sont touchés. À tel point qu’il y a des professions comme celle des enseignants, des infirmiers, ou des policiers qui sont des professions sinistrées, qui battent des records dans la consommation d’anxiolytiques, d’antidépresseurs, dans les demandes de congés maladie, pour seulement tenir le coup ! Il y a beaucoup de violence aujourd’hui dans le monde du travail. Les causes peuvent être identifiées, elles s’imposent à beaucoup sans échanges, ajustements, négociation ou choix possibles. Insécurité latente, liée à la viabilité aléatoire et au devenir incertain de l’entreprise. Disparition du métier et de l’identification à une spécificité reconnue, à l’image d’une production reconnaissable, le métier est remplacé par la fonction. Le déplacement souvent arbitraire des personnes d’un service à un autre, ou dans des fonctions pour lesquelles elles reçoivent une « formation » bâclée ou en conserve, leur permettant de faire face a minima aux exigences imposées par les directives et les choix économiques des dirigeants ou d’entités anonymes (fonds de pension). Le retour des « petits chefs », souvent insécurisés eux-mêmes, et qui déversent leur angoisse sous forme de violences verbales, de disqualifications humiliantes ou de pressions sur leurs subalternes. Avec les contraintes économiques liées à la crise, beaucoup de salariés ont le sentiment qu’ils sont effectivement en survie, dépossédés de leur propre pouvoir de vie sur leur vie personnelle, conjugale ou familiale.

Cette violence dans le monde du travail est-elle passée du physique au psychologique pour se perpétuer ensuite dans le cercle familial ?

Il y a toujours eu de la violence dans l’univers du travail. Autrefois la violence s’exerçait sur le corps, mais elle était relativement récupérable. Aujourd’hui, la violence est surtout relationnelle. Elle s’exerce sur l’esprit et se traduit par des somatisations, des dysfonctionnements (en particulier sur la sexualité des hommes), des renoncements (décrochage des fonctions parentales, non-présence réelle des pères et des mères, trop absorbés pour faire face aux exigences du quotidien, trop mobilisés par des préoccupations professionnelles qui sont « déposées » à la maison et qui envahissent même les jours de congé). Avec des fuites vers des univers virtuels, une hémorragie vers des mondes fictifs proposés par des jeux sur internet…

De nombreuses personnes vont aujourd’hui travailler non par plaisir mais pour payer les factures et pouvoir vivre tout simplement. On doit donc perdre sept à huit heures de vie quotidiennement afin de pouvoir tout simplement vivre ?

Car il faut rappeler effectivement que travailler 8 heures et plus par jour (avec les transports), c’est vendre 8 heures et plus de sa vie chaque jour ; que la question la plus fondamentale n’est pas « Combien je la vends ma vie ? » (même si la question du salaire est importante) mais « Comment je la vends ? » Et, sur le plan du comment, nous la vendons mal. Nous recevons beaucoup de messages négatifs ou toxiques, peu de messages positifs et cela pèse, sur la santé morale, psychologique et physique des travailleurs.

Chômage en forte hausse, crise économique et financière, emplois précaires… Comment, dans ces conditions de forte instabilité, pouvoir faire respecter ses droits dans un cadre professionnel où l’on sait que, pour certains, le licenciement signifie, à brève échéance, la rue ?

Il est indéniable que les droits des travailleurs et, au-delà, des citoyens, sont bafoués, qu’il est devenu de plus en plus risqué de faire confiance aux hommes politiques que nous avons élus. Il me semble cependant, qu’un travail personnel, une meilleure conscientisation sur ses propres ressources, la mise en pratique d’un ensemble de règles d’hygiène relationnelle peut nous aider à surmonter la période que nous traversons. Car il ne s’agit pas d’une simple crise, mais d’une période de mutation qui va durer. Période au cours de laquelle nous allons devoir réinventer des valeurs, une autre gouvernance du monde, un changement dans les priorités alimentaires, une révision totale de nos comportements vis-à-vis de nos désirs pollués par un consumérisme qui entretient un gaspillage éhonté, de plus en plus inacceptable. Nous sommes devenus des êtres planétaires et bientôt cosmiques, nous ne pouvons plus gérer cette planète en fonction des besoins nationaux ou régionaux et de leurs ressources, mais comme un bien commun. C’est mon espoir et mon combat.


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Alice Loffredo, militante féministe

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