Economie

Hervé de Carmoy, les dérives du système bancaire

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Entretien Délaissant peu à peu leur soutien aux PME pour une rentabilité à court terme sur les marchés financiers, par le biais de produits à la complexité et à l’explosivité de plus en plus grande, les banques se sont-elles laissé prendre à leur propre piège ? Aujourd’hui, seul l’immédiateté compte et le trader, à qui on a donné les pleins pouvoirs, peut creuser des déficits vertigineux avant que les conseils d’administration ne s’en inquiètent ! Directeur général pour l’Europe de la Chase Manhattan Bank, de la Midland Bank PLC de Londres, président du Conseil de Surveillance et membre de la commission trilatérale, Hervé de Carmoy s’inquiète de ces dérives venues d’outre- Atlantique et dont les soubresauts se font sentir jusqu’en Hexagone. Après la publication de son ouvrage : Où va l’Amérique d’Obama ?, Hervé de Carmoy, fort de ses cinquante années d’expérience, nous explique les dérives du système bancaires.


En quoi le système bancaire américain post-seconde Guerre mondiale était et est toujours pour vous un exemple ?

À cette époque, les banques américaines ont réussi à conjuguer des ressources importantes dirigées vers l’industrie, tout en aidant les Américains à faire de la bonne industrie. Donnez-moi de la bonne industrie et je vous ferai de la bonne banque, et donnez-moi de la bonne banque et je vous ferai de la bonne industrie. En suivant ce précepte et en introduisant des méthodes d’évaluation des sociétés afin d’apprécier les risques, les banques ont, à cette époque, mis à disposition des ressources en hommes pour que leurs clients réussissent leur croissance.

On a malheureusement l’impression aujourd’hui que les banques ont peu à peu perdu le rôle qui consiste justement à financer l’industrie !

C’est vrai, et la raison en est simple ! Pour financer l’industrie, il faut investir dans des hommes et des activités qui ne sont pas extraordinairement rentables. Il y a aujourd’hui, en Europe, plus de 100 milliards d’euros d’actifs toxiques et, pour pouvoir les provisionner, les banques cherchent à maximiser les profits. Pour cela, elles ont dû réduire les frais généraux qui couvrent les salaires des cadres moyens qui gèrent la clientèle de base de PME. Conséquence : il y a donc moins de support en hommes et en argent pour apporter du soutien aux PME aujourd’hui !

Vous dites que pour faire de la bonne banque, il faut penser à long terme. Croyez-vous justement que les banques aujourd’hui ne pensent plus que profit à court terme ?

Les banques sont aujourd’hui prises entre de nombreuses contraintes. Elles doivent renforcer leurs fonds propres, augmenter leur rentabilité afin de provisionner leurs actifs douteux… Dans ce contexte-là, la survie prend le pas sur le fait de développer les équipes et les prêts capables de mieux accompagner les PME afin de les conduire vers plus de croissance.

« S’il y a un doute, il n’y a pas de doute », disait David Rockefeller aux côtés duquel vous avez travaillé à la Chase. Cette citation est restée l’une des phrases clés que vous avez adaptée à votre carrière à la tête de grandes banques internationales. Si cette phrase était appliquée par les banquiers encore aujourd’hui, éviterions-nous les dérives actuelles du système bancaire ?

Je crois que, comme je l’ai écrit dans mon dernier ouvrage, Où va l’Amérique d’Obama ?, une certaine éthique bancaire est un élément décisif pour la réussite économique et sociale d’un pays. Par cette phrase, « S’il y a un doute, il n’y a pas de doute », David Rockefeller sous-entendait que chaque cadre, chaque employé de la banque devait agir dans l’intérêt à long terme du client, de la banque et de la nation tout entière. Cette notion qui prétend que les actions réalisées par une banque doivent être envisagées sur le long terme de la communauté à laquelle elle appartient est cruciale et décisive pour le succès économique. À mon sens, c’est parce que l’on a ignoré cette dimension éthique de la banque que l’on a commencé à être obsédé par les résultats et que l’on a développé des activités à court terme, sans penser aux conséquences à long terme que cela provoquerait.

Pouvez-vous nous expliquer en quoi la décision de la banque centrale américaine d’autoriser la rémunération des dépôts a bouleversé tout le système bancaire mondial ?

Rappelez-vous que dans les années 1970-1980, les taux d’intérêt se situaient entre 8 et 12 % par an. Jusqu’à l’abolition de la réglementation Q (Réglementation américaine instaurée en 1930, et supprimée en 1986 par l’administration Reagan, qui plafonnait le taux d’intérêt des emprunts consentis par les banques), les banques ne pouvaient par rémunérer les dépôts. Avec la baisse des taux d’intérêt, on a vu soudain la rentabilité des banques s’affaisser dangereusement. Ces dernières se sont alors lancées dans des crédits plus rémunérateurs comme les crédits hypothécaires, les crédits à la consommation tout en développant les activités de marché. On voit bien que la modification réglementaire a donc incité les banques à se lancer très rapidement sur de nouvelles activités mal maîtrisées et qui ont donné lieu à des excès.

Les banques ont-elles peu à peu oublié leurs clients au profit des produits financiers ?

Elles n’ont pas oublié leurs clients, elles ont modifié leurs priorités ! Il y a encore aujourd’hui, au sein des établissements bancaires, des milliers de personnes qui s’occupent avec beaucoup de professionnalisme de leurs clients. Ce sont les directions générales qui ont dû faire face à des contraintes qui, hélas, ont fortement limité leur autonomie d’action. Ces contraintes sont tout d’abord sur les fonds propres, mais également sur le fait que les banques ont cru que les risques d’État, notamment européens, étaient négligeables et n’avaient pas besoin d’être analysés sur le fond. Les banques n’ont pas perçu le risque inhérent au développement de produits structurés sur l’activité de marché. L’absence de contrôle et de compréhension des risques liés aux produits eux-mêmes explique l’ampleur de la crise financière combinée à l’explosion de liquidités multipliée par 50 entre 1975 et aujourd’hui !

Vous dites qu’entre 1995 et 2008, pour générer des profits, les banques ont mis en place des produits financiers d’une telle complexité que même les personnes du comité d’administration de ces banques étaient incapables de les comprendre. Comment peut-on expliquer une telle dérive ?

Par la nécessité de trouver des moyens qui, rapidement, vous permettent d’assurer une rentabilité visible et de respecter des ratios. La façon dont les Américains ont modifié leur réglementation a été trop brutale et n’a pas tenu compte de la complexité des banques. On ne peut pas modifier la façon dont une banque fonctionne dans des délais brefs, c’est impossible ! Cette notion-là n’a pas été prise en compte par les banques centrales et les organismes de surveillance. Aujourd’hui, on se retrouve donc, aux États-Unis, avec des banques suréglementées et, à côté de ça, les autorités politiques américaines (le Trésor, le Congrès et la Chambre des représentants) ont autorisé une activité financière qui comprend certaines banques non réglementées. Cette banque de l’ombre représente une fois et demi le PNB des États-Unis avec des risques soumis à aucune législation et qui donne lieu, inévitablement, à des excès et des faillites en tous genres.

« Comment expliquer qu’un président de la City Corp puisse prendre les rênes d’une banque avec une action à 52 dollars et la quitter quasiment en faillite avec une action à 1 dollar, tout en percevant des indemnités de 140 millions de dollars ? Il y a là des mœurs qui me paraissent peu conformes à l’intérêt général. »

Les traders ont donc pris le pas sur les banquiers !

Ils n’ont pas pris le pas sur les banquiers, mais on leur a simplement donné des moyens qui leur ont permis de se développer de façon colossale. Les activités hors-bilan ont pu avoir une très grande expansion car on exigeait moins de fond propre. Le résultat, c’est qu’en 2010 le rapport total de bilan d’une banque comme la Deutsche Bank était proche de 100 pour 1 alors que la réglementation prévoyait un minimum de 8 % de leur bilan, c’est-à-dire un ratio de 12 pour 1. C’est cette modification qui a permis un accroissement des activités de marché et, parallèlement, celle des traders. Il y a également le fait que les personnes qui gèrent ces activités peuvent gagner à titre personnel des sommes colossales sans rapport avec les résultats de la banque. Comment expliquer qu’un président de la City Corp. puisse prendre les rênes d’une banque avec une action à 52 dollars et la quitter avec une banque quasiment en faillite et une action à 1 dollar en percevant des indemnités de 140 millions de dollars ? Il y a là des mœurs qui me paraissent peu conformes à l’intérêt général.

La banque de l’ombre dont vous parlez pourra-t-elle un jour être réglementée ?

Je le crois ! On va se rendre compte peu à peu qu’une réglementation commune est entièrement conforme à l’intérêt économique d’une communauté. Il faut également noter que les activités financières, en France, sont mieux réglementées que dans de nombreux autres pays.

Sommes-nous aujourd’hui, comme vous l’affirmez, dans un Far West financier sans shérif ?

Pas en France heureusement, où nous avons des contrôles à tous les niveaux avec, à la tête des banques, des hommes qui connaissent la banque de bas en haut et de haut en bas. Nous bénéficions également d’une banque centrale européenne qui surveille. Nous pouvons affirmer que le système bancaire européen est plus sain et crédible qu’ailleurs.


Paul Booth, encre macabre
Frédéric Sedel, neurologue

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