Société

Arnaud Esquerre, Sociologue

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EntretienLa mort : un sujet qui dérange, qui suscite la peur et que l’on évite précautionneusement d’évoquer avant d’y être confronté. Sociologue, chercheur associé au GSPM (Groupe de sociologie politique et morale) – EHESS (École des hautes études en sciences sociales), Arnaud Esquerre a codirigé avec Gérôme Truc un numéro de la revue Raisons politiques sur le thème « Morts et fragments de corps » (mars 2011). Dans la continuité de ce travail, le sociologue, s’intéressant au devenir du corps humain après le trépas, publiera, en octobre 2011, « Les os, les cendres et l’Etat » aux éditions Fayard. Agents d’entretiens vous emmène six pieds sous terre !


« Il est probable que la crémation sera le choix majoritaire dans l’ensemble des pays européens au 21ème siècle »

Comment vous est venue l’idée de travailler sur un ouvrage ayant pour thème « le devenir des restes humains » ?

J’avais auparavant travaillé sur le psychisme en étudiant la question de la manipulation mentale et des groupes qualifiés de « sectes » en France. J’ai mis en évidence comment le psychisme est, depuis les années 1970, l’objet de nouveaux dispositifs, notamment juridiques, pour être contrôlé par l’État. J’ai ensuite voulu travailler sur le rapport entre l’État et le corps, et j’ai choisi de m’intéresser aux restes humains, car les enjeux pourraient sembler moindres au premier abord : on sait, notamment depuis les travaux de Michel Foucault, que l’État exerce un contrôle sur les corps vivants, mais qu’en est-il des corps morts ?

La mort est-elle le dernier sujet tabou de notre société ?

L’idée que la mort est le « tabou » majeur de la société contemporaine est apparue en sciences humaines dans les années 1970 en France, en particulier dans le travail de l’historien Philippe Ariès. Cependant, il me semble qu’il s’agit d’une idée fausse. Par exemple, elle s’appuie sur le fait que l’on meurt davantage à l’hôpital qu’à son domicile. Mais cela ne signifie pas que le fait de mourir soit caché ! À l’hôpital, le mourant est entouré de professionnels de santé, et ses proches peuvent venir le voir et l’accompagner. On comprend mieux ce point si l’on compare avec la mort des animaux dans les abattoirs qui, elle, est véritablement soustraite aux regards du public.

À la lecture de vos propos, il semble que l’État veuille tout régir, même la mort !

L’État s’occupe de la mort depuis longtemps. Ce lien repose avant tout sur la possibilité d’entrer en guerre, comme en témoignent les monuments aux morts qui se sont développés depuis la Révolution française, mais aussi sur des motifs scientifiques et de santé publique. Mais, depuis les années 1970, le rapport de l’État à la mort s’est considérablement modifié, en particulier parce que la stabilité de ses frontières a affaibli l’idée de « mourir pour la patrie » : on ne construit plus de monuments aux morts.

L’exposition « Our Body », qui présentait des corps humains dans un but à la fois éducatif et artistique, a fait couler beaucoup d’encre et a finalement été retirée. Que vous inspire une telle exposition ?

L’interdiction de l’exposition « Our Body » témoigne d’un changement important dans le rapport à l’exposition des restes humains. Car de nombreux musées possèdent et exposent encore des restes humains. Mais désormais, leur exposition est sujette à contestation car elle est considérée comme n’étant pas respectueuse. En effet, depuis le début des années 2000, les restes humains sont de plus en plus traités uniquement comme des personnes à respecter, dont la place serait plutôt au cimetière qu’au musée, et non plus comme des objets scientifiques ou artistiques. À ceux qui s’étonnent de l’exposition des restes humains, il faut cependant rappeler qu’il existe en Europe, et en particulier en France, une longue tradition d’exposition de reliques catholiques et orthodoxes.

Notre société a aujourd’hui plus souvent recours à la crémation. A-t-on pour autant le droit, vis-à- vis de la loi, de répandre des cendres dans la nature si telle est la volonté du défunt ?

La diffusion de la pratique de la crémation est un changement majeur depuis les années 1970 en France et, au-delà, dans un grand nombre de pays européens. Alors qu’il n’était pas possible de la choisir au 19e siècle, au début des années 2000, le taux de crémations atteignait 20 % en France, 72 % au Royaume-Uni et 75 % en Suisse. Ce taux est en forte croissance dans nombre de pays où les crémations étaient encore rares il y a peu, et il se stabilise lorsqu’il atteint un niveau élevé comme au Royaume-Uni et en Suisse. Mais les pays ont choisi des régimes différents pour les cendres. Alors qu’en Suisse, on peut transformer les cendres en diamant, en France, une loi votée en 2008 a encadré fortement le devenir des cendres. Désormais, celles-ci doivent être au cimetière ou bien, si elles sont remises aux proches, ces derniers ont l’obligation de les disperser dans la nature et d’en indiquer l’emplacement à la mairie de naissance du défunt.

Si demain, je souhaite acheter un crâne pour refaire la tirade d’Hamlet, suis-je hors-la-loi ?

Les produits du corps humain sont hors commerce, qu’il s’agisse d’organes ou d’un crâne. Il est interdit, en France, de vendre ou d’acheter des crânes humains.

Skulls Unlimited est un site américain qui propose des os, entre autres humains. Que penser d’un tel business ?

La question que soulève ce site est celle de savoir quel est le statut des restes humains. Or celui-ci est très variable selon les époques et les cultures. Acheter un crâne humain en payant environ 1500 euros, comme le site mentionné le propose, montre que les pratiques sont diverses et correspondent à des configurations locales. Les reliques ont été, au Moyen-Âge, l’objet d’échanges marchands et de vols. Mais la tendance actuelle, en France, est de considérer les restes humains comme s’ils étaient toujours des personnes vivantes, et non pas des objets qui pourraient être achetés et vendus comme des œuvres d’art ou du matériel scientifique.

Vous vous êtes également attardé sur la profanation des tombes. On peut dire qu’il s’agit là de l’ultime outrage, s’attaquer à la mort !

La notion de « profanation » a quelque chose de surprenant car l’on ne peut profaner que ce qui est « sacré ». En introduisant dans les années 1990 la « profanation » envers les morts dans le droit, l’État français, qui n’est pourtant pas religieux, a fait sienne une notion religieuse. Auparavant, ce qui était seulement puni était la violation de sépulture, c’est-à-dire la dégradation matérielle d’une tombe. La « profanation » relève, elle, de l’acte expressif.

L’évolution des techniques scientifiques a également changé ce rapport aux restes humains !

L’évolution des techniques scientifiques est notamment utilisée pour justifier la volonté de préserver l’intégrité du corps humain mort. C’est ainsi qu’a émergé ces dernières années l’idée de la « virtopsie » : au lieu de procéder à une autopsie dans un cadre médico-légal et d’ouvrir le corps, il faudrait réaliser une autopsie virtuelle, nommée « virtopsie », à partir d’images de radiologie et de scanner, qui serait complétée par les analyses ADN à partir de prélèvements réalisés sur le corps. Mais, pour l’instant, les médecins-légistes considèrent que l’ensemble de ces techniques est complémentaire, et que l’autopsie reste un procédé nécessaire pour apporter des informations à l’enquête en cas de mort suspecte.

Le rapport que la société entretient avec la mort est-elle une indication sociologique sur cette dernière ?

Le rapport que la société entretient avec les morts est le produit d’une organisation sociale des vivants. Sous l’ancien régime, les morts étaient organisés au cimetière en fonction des classes sociales. La Révolution française a aboli ces distinctions, et elle a égalisé le traitement de l’ensemble, sauf pour les « grands hommes » qui, eux, étaient rassemblés au Panthéon. Les changements qui se produisent depuis les années 1990 avec, d’un côté, la diffusion massive de la pratique de la crémation, et de l’autre, la « sacralisation » des restes humains et leur interdiction de séjour dans l’espace privé, sont le prolongement de changements, d’une part des structures familiales et du rapport au corps, et d’autre part, d’une reconfiguration d’un contrôle des morts par l’État.

Il semble qu’hormis pour les pharaons, le sort réservés aux morts ait peu changé au cours des siècles !

Le sort réservé aux morts a considérablement changé au cours des siècles ! Je citerai deux exemples. Tout d’abord, on considère aujourd’hui qu’il ne faut pas montrer les corps morts, et que ceux-ci ne doivent pas être divisés. Mais on a oublié l’importance qu’avaient les reliques, ces corps fragmentés et exposés à la vénération des fidèles, qui les dotaient et les dotent encore de propriétés thaumaturgiques. Le passage de l’inhumation à la crémation depuis un siècle est un autre phénomène majeur : la crémation n’était plus pratiquée en Europe depuis l’Empire romain, sauf pour des cas exceptionnels, et l’enterrement des cadavres s’était imposé partout. Or il est probable que la crémation sera le choix majoritaire dans l’ensemble des pays européens au 21ème siècle.


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