Entretiens Musique

Philippe Cassard, onde de choc !

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Soliste, homme de radio qui, sur France Musique, nous communique son amour du texte et des grands interprètes, magnifique accompagnateur des voix angéliques, entre autres, de Christa Ludwig ou Natalie Dessay, biographe, chambriste… Philippe Cassard est un caméléon dont le talent protéiforme s’exprime avec un égal brio quel que soit le domaine abordé, guidé par son amour viscéral de la musique et ce désir de partage qui l’anime. Si, au fil des enregistrements discographiques et des écrits, Philippe Cassard s’est imposé comme LE spécialiste incontesté de Schubert et de Debussy, le limiter à ces deux seuls compositeurs serait faire affront à l’élève de Dominique Merlet et Nikita Magaloff dont l’éclectisme se veut le maître mot. On air !

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« Je déteste les interprètes égotistes et narcissiques qui aujourd’hui pullulent . »

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Aimer la musique ou s’en détourner dépend souvent de la première approche que l’on en a et ce bien avant le conservatoire. Je crois que, vous concernant, c’est une dame, professeure de l’un de vos voisins, qui vous a communiqué ce goût pour le piano et le plaisir de jouer. Tout est donc parti d’une rencontre ?!

Cette dame qui était déjà un peu âgée m’a communiqué le plaisir de l’instrument. D’ailleurs plus qu’une rencontre avec elle, c’est surtout une magnifique rencontre avec le piano qui s’est produite. J’avais cinq ans et demi lorsque j’ai débuté le piano et, même si à cet âge on n’est pas réellement conscient des choses, je crois que cet instrument est très vite devenu un merveilleux moyen d’expression à mes yeux. Cette dame auprès de laquelle j’ai pris mes premières leçons m’a tout de suite parlé de la qualité du toucher même dans les gammes, de la sonorité, du fait d’être sensible aux nuances, à l’écoute qui guide, conseille, corrige et en cela, elle m’a donc incité à entretenir un rapport presque fusionnel avec l’instrument. En quelques mois seulement, j’ai ressenti ce plaisir du jeu sans jamais considérer le piano comme un travail obligatoire, forcé ou rébarbatif. 

Vous disiez que le piano a d’abord été un merveilleux moyen d’expression, ce rapport que vous entretenez avec l’instrument a-t-il évolué avec le temps ?

Certainement. C’est à partir de l’âge de huit ans et mon entrée au conservatoire de Besançon, profitant des nouvelles classes à horaires aménagés, que le piano a pris une toute autre dimension. Qui dit conservatoire dit examens, jugements. Les choses deviennent beaucoup plus suivies. On sort là du schéma de l’unique cours hebdomadaire que l’on prend avec son professeur particulier. Au conservatoire, j’étais baigné dans un environnement centré sur la musique, de la chorale au solfège ou à l’orchestre. Tout est devenu beaucoup plus académique. Si cela peut, sur le papier, paraître quelque peu fastidieux, le plaisir de jouer lui ne m’a jamais quitté. D’ailleurs, s’il y a bien un point commun entre les premières minutes où j’ai posé les mains sur un piano et aujourd’hui, c’est cette notion de plaisir qui demeure intacte. Bien sûr, elle m’a été inculquée puisque, depuis le départ, j’ai eu la chance d’avoir, comme je vous le disais, une professeure pour qui l’enseignement était centré sur cette transmission du plaisir de jouer. Cette approche pianistique ne m’a d’ailleurs jamais quitté dans la chaîne des maîtres successifs qui ont pu jalonner mon parcours. Même si, au fil du temps, la relation à l’instrument est devenue de plus en plus complexe, raffinée, laborieuse au sens du travail, j’ai eu cette chance d’avoir des professeurs qui, constamment, ont mis l’accent sur le son, l’écoute, sur la maîtrise de l’instrument mais sans que cette maîtrise ne perde de son plaisir originel.  

À 13 ans, lorsque vous entrez au conservatoire, le CNSM n’a pas encore connu de révolution ? Pourtant, de Dominique Merlet à Géneviève Joy-Dutilleux ou votre professeure de déchiffrage, Sylvaine Billier, vous découvrez Stockhausen ou Berio. Cela a-t-il participé à vous ouvrir à une pensée moins académique que celle véhiculée à l’époque au conservatoire national de Paris ?!

C’est indéniable et, là encore, ça a été une question de chance. J’aurais pu entrer dans les classes de Lucette Descaves ou de Raymond Trouard qui étaient, à l’époque, des classes en fin de course avec des professeurs proches de la retraite. Dominique Merlet était, lorsque je suis entré au conservatoire de Paris en 1975, le plus jeune des professeurs de piano. C’était un homme très ouvert et, pour vous donner un exemple, lorsqu’il a remporté le concours international de Genève en 1957, il avait quand même joué en récital la sonate d’Henri Dutilleux créée neuf ans plus tôt seulement. D’ailleurs, lorsque l’on se penche sur le répertoire qui était le sien dans les années 60, on note que Merlet joue du Prokofiev, qu’il est l’un des premiers à s’attaquer presque intégralement à l’œuvre de Bartók, montrant un réel intérêt pour la musique contemporaine. Chez Merlet, j’ai joué Schonberg ou les Variations de Webern alors qu’à cette époque, au conservatoire, on ne jouait quasiment pas de musique sérielle. Comme vous le mentionniez, à l’enseignement de Dominique Merlet est venu s’ajouter celui de ma professeure de déchiffrage Sylvaine Billier qui était encore plus radicale dans son approche pianistique. Elle m’a fait découvrir le « Piano Préparé » de John Cage et m’a initié à des langages pianistiques beaucoup plus complexes tels que Stockhausen, Boulez et pas uniquement en déchiffrant de la musique mais également en nous incitant à écouter des disques à la phonothèque du conservatoire. C’était pour moi la possibilité de me pencher sur la musique post années 50, une musique beaucoup plus éclatée, des partitions plus du tout classiques avec les deux portées… Tout cela m’a permis d’acquérir de formidables connaissances. Concernant Géneviève Joy-Dutilleux, même si elle n’était pas proche de Berio, Boulez ou Stockhausen dans l’enseignement, elle jouait énormément de musique contemporaine et pas uniquement celle de son mari, Henri Dutilleux. Ces trois professeurs ont été un merveilleux environnement favorable à la découverte. Cela explique que je n’ai pas du tout, vis-à-vis du conservatoire, ce sentiment d’une école poussiéreuse même si, à l’époque, l’endroit était quand même assez sclérosé. Les grands professeurs du conservatoire se nommaient à l’époque Aldo Ciccolini ou Pierre Sancan qui, eux, n’abordaient pas la musique contemporaine dans leurs classes. Je sais très bien par Michel Béroff que lorsqu’il apportait « Un Regard sur l’Enfant Jésus » de Messiaen à Sancan, ce dernier l’invitait gentiment à aller jouer ça à Yvonne Loriod (femme d’Olivier Messiaen et grande pianiste) en lui expliquant qu’elle lui serait beaucoup plus utile pour y porter un regard juste. C’est une remarque à la fois très intelligente et humble de la part de Pierre Sancan mais également terrible. Cela signifiait que tout grand professeur du conservatoire qu’il était, il se sentait dépassé par un langage musical qui avait quand même déjà à cette époque une trentaine d’années d’existence !

Sont-ce les grands maîtres rencontrés pendant son parcours musical qui façonnent l’interprète ou encore un esprit plus que ce terme école que, je crois, vous réfutez totalement ?

Totalement, peut-être pas, il faut toujours quelque peu nuancer ! Façonner l’interprète, je n’irais pas jusque-là. Le bon professeur est celui qui va respecter la personnalité de son élève. Bien sûr, il faut qu’il soit également dur et intraitable concernant l’exigence demandée. En cela, j’ai été à bonne école avec Merlet, réputé pour sa grande rigueur même s’il en réfute l’idée. Ce qui, à mon sens, fait une grande classe, c’est sa diversité. Je me souviens par exemple de la classe de Germaine Mounier où tout le monde jouait de manière uniforme, sans aucune personnalité et ce quelle que soit la musique. On jouait Bach comme Chopin, Chopin comme Debussy, Debussy comme Beethoven et Beethoven comme Prokofiev. Le même son, la même technique… Tout était nivelé dans le plus pur petit style « conservatoire ». Alors que chez Merlet, Sancan ou Yvonne Loriod, même s’il y avait un dénominateur commun au niveau de la technique et de la réalisation, on laissait s’exprimer la personnalité de chacun.

Vous êtes, entre autres, un homme de radio et vous avez présenté sur France Musique pas moins de 430 émissions de « Notes du Traducteur ». Le fait, pour préparer ces émissions, de plonger dans le texte pour passer au crible le processus créatif du compositeur a-t-il, au-delà de l’apport intellectuel de la chose, modifié votre approche de certains textes dans votre interprétation ?

Modifier, je ne sais pas car je ne suis pas conscient de ça mais affiné sans aucun doute et même raffiné mon regard sur les textes. Le principe de « Notes du Traducteur » qui s’est arrêté en juin 2015, après dix ans, c’est que j’arrivais au Studio 105 de la Maison de la Radio devant un public pour m’asseoir au piano à queue et y ouvrir une partition, par exemple « La Barcarolle » de Chopin. Je la jouais puis je replaçais l’œuvre dans son contexte, y intégrant une perspective historique et stylistique. Cela permettait de se pencher sur ce qui avait été écrit avant, après, de savoir si nous possédions une correspondance du compositeur ayant attrait à cette œuvre… Comme je ne prétends pas détenir la vérité, et mon point de vue n’en étant qu’un parmi tant d’autres, je faisais ensuite écouter au public d’autres interprétations dites historiques de l’œuvre, mettant en lumière, parfois, l’évolution de l’interprétation dans le temps. Dans la troisième et plus importante partie de l’émission, je m’employais à décortiquer l’œuvre mais pas d’une manière universitaire ou même conservatoire. Mon souhait était que le plus grand nombre puisse avoir accès à la partition sans passer par le jargon s’y référant. Comme j’étais assis devant mon piano, je pouvais immédiatement donner des exemples. Mon idée était de dire au public : « J’ai devant moi « L’Isle Joyeuse » de Debussy, qu’est-ce que j’en fais ? Comment l’interprète reçoit-il le texte ? Que doit-il faire de cette partition ? Comment analyse-t-il les indications apportées par le compositeur ? » Évidemment, pour revenir à votre question, je me suis rendu compte que, comme il fallait que je prépare ces émissions avec beaucoup d’attention et de travail, cela m’a amené à regarder des partitions plus en détails, pas uniquement focalisé sur un détail précis mais sur un ensemble de détails qui font que la partition s’éclaire. Remettre en perspective les indications du compositeur a été un travail capital dans mon métier de pianiste, d’interprète. Ces émissions se sont avérées un formidable moteur d’acquisitions, de connaissances, de raffinement du travail, d’observation de la partition. Cela a été l’occasion de me plonger ainsi dans des centaines de textes que je ne connaissais pas forcément, disséminés dans l’histoire de la musique et qui prenaient tout leur sens quand, ainsi, je plongeais en eux pour les partager avec le public. Il ne faut jamais dénier à l’interprète son instinct mais la connaissance de l’œuvre est toujours un plus, sauf si cela débouche sur des interprétations pédantes et didactiques. En concert, il est à mon sens essentiel que l’instinct et ce côté fauve, presque primitif de l’interprète, prenne le dessus pour que le jaillissement opère.    

Ce côté fauve, animal, on le retrouve chez certains interprètes. Aujourd’hui, après ces « Notes du Traducteur » vous nous délectez tous les samedis de ces « Portraits de Famille » consacrés aux grands interprètes. Quelle est votre définition de l’interprétation ?

Je serais bien incapable de vous donner une définition satisfaisante et vais donc vous donner celle d’Yves Nat que je trouve formidable : « L’interprète est celui qui s’oublie pour mieux faire revire une partition, pour que l’œuvre se ressouvienne. » Je crois que tout est dit. Je déteste les interprètes égotistes et narcissiques qui aujourd’hui pullulent et s’avèrent une véritable gangrène. La marketing et la télévision y sont hélas pour beaucoup dans ce phénomène. Je crois beaucoup en l’humilité de l’interprète et en son travail acharné qui fait naître la vérité de l’œuvre, s’oubliant en elle. J’ai souvent diffusé pendant « Notes du Traducteur » une leçon de théâtre de ce merveilleux comédien qu’était Michel Bouquet qui, pendant très peu de temps, a été professeur au conservatoire d’art dramatique. Une de ses leçons s’avère de mon point de vue fondamentale et peut tout à fait s’appliquer aux musiciens interprètes. Michel Bouquet y explique qu’il faut mâcher le texte jusqu’à ce qu’il entre en vous afin que vous incarniez véritablement le personnage, que vous en soyez totalement empli. Pour le texte musical, c’est exactement la même chose. Il faut tellement le regarder, l’essayer, le travailler, le décortiquer dans tous les sens qu’il doit faire partie de vous. Un interprète n’est jamais plus grand que lorsque vous voyez surgir le compositeur dans l’interprétation. Si j’aime des pianistes aussi divers que Radu Lupu, Krystian Zimermann ou Alfred Brendel, c’est à mon sens parce que l’on retrouve cette spécificité dans leur jeu ! Ils se foutent d’eux-mêmes. Ce qui est grand pour eux, c’est de servir la musique et le compositeur.

Et en même temps, cela laisse la place à la sensibilité de l’interprète puisqu’entre Brendel, Radu Lupu, Krystian Zimermann, Horowitz ou Cortot, on a là des façons de faire vivre le texte très différentes !

Bien sûr, mais chacun des pianistes que vous citez à sa propre signature au sein même de sa sonorité. Après seulement trois notes on reconnaît Horowitz, Arrau, Cortot ou Richter.  Ce qui veut bien dire que leur sonorité est leur voix, leur manière de s’exprimer, leur griffe. Je crois beaucoup à la sensibilité et à la subjectivité totale de l’interprète qui ne doit pas se cantonner à une reproduction photographique de la partition. Il faut que l’interprète soit en trois dimensions, qu’il rentre dans la partition, qu’il en soit le spéléologue. Ensuite, par sa personnalité, sa vision, sa culture, son intelligence, par ce qu’il a appris de ses maîtres, par toute une série de paramètres, il construit son interprétation, il la façonne.

Vous évoquez Sir Alfred Brendel, qui a récemment soufflé ses 90 bougies, que vous avez d’ailleurs récemment rencontré et dont un magnifique coffret des enregistrements Philips est paru. Brendel est sans conteste l’un des derniers monstres sacrés du piano encore en vie et dont l’intégrale des Sonates de Beethoven ou son anthologie Schubert sont passées au panthéon des interprétations. Que gardez-vous de cette rencontre avec ce merveilleux musicien dont la philosophie de vie a toujours été « pas de regrets, seulement des projets » ?

(rires) C’est vrai qu’il a toujours vu en avant. Brendel, pour les gens de ma génération, de Bianconi à Bavouzet, Luisada ou Muraro, c’est un peu notre mémoire. Nous sommes tous allés aux récitals Schubert de Brendel lorsque ces derniers avaient lieu avec Piano 4 étoiles à la Fac de droit avant de déménager au théâtre des Champs-Élysées et à Pleyel. J’étais personnellement à Vienne entre 1982 et 1985 lorsque Brendel a débuté son cycle Beethoven. Il y a également joué un ou deux récitals entièrement consacrés à Schubert et ça a vraiment été là pour moi des révélations. Ce qui me plaisait chez Brendel, c’est qu’il était un viennois d’adoption mais pas du tout académique. À Vienne, où j’ai étudié, on nous disait : « Mozart, c’est comme ça ! Beethoven, c’est comme ça et Schubert comme ça ! » Tout était très compartimenté, très grillagé et on laissait somme toute bien peu de fantaisie aux étudiants. Il fallait obéir à des lois dont on ne savait pas d’où elles venaient et que l’on appelait « la tradition viennoise ». Là on avait Brendel, mais je pourrais également citer Gulda ou Badura-Skoda ; On avait là les trois plus grands viennois, sinon de naissance du moins d’adoption, et chacun jouait Schubert de manière pas du tout traditionnelle et académique. Brendel avait vraiment le feu sacré. Quand il se jetait dans une sonate de Beethoven, il y mettait le feu et on avait cette impression qu’il y jouait sa vie. Chaque note semblait sacrée. Gulda avait quant à lui un côté plus ludique, plus inattendu, parfois choquant avec des récitals qui pouvaient être géniaux comme ratés. Il était en permanence dans l’urgence, dans l’instant. Badura-Skoda, lui, était à peine plus classique avec un jeu très musicologique. C’était un musicien si cultivé que chaque idée qu’il mettait en valeur était le fruit d’une réflexion très intense sur le style, la manière d’aborder un trille, un mordant. Voilà les artistes que j’ai entendus lorsque j’avais vingt-ans et, forcément, ça vous marque, vous forme, vous fait réfléchir.

Vous évoquez votre passage viennois. Est-ce là qu’est née votre passion pour Schubert, dans ce berceau du compositeur ?

J’ai eu la chance que Dominique Merlet soit le seul à permettre, et je dis bien permettre, à ses élèves du conservatoire de jouer du Schubert dont on ne comprenait pas à l’époque l’intérêt de cette musique jugée sans difficultés. Lorsque je suis entré au conservatoire, Merlet terminait son enregistrement pour France Musique en compagnie de Desiré N’Kaoua de l’intégrale de la musique à quatre mains de Schubert. Il avait également joué très jeune les dernières sonates, ce qui n’était pas du tout à la mode dans les années 60. Après, pour ce qui est du lied, de la musique de chambre, des quatuors à cordes, c’est vraiment à Vienne que tout a basculé. Schubert était une musique que je trouvais séduisante et très agréable mais je n’étais pas encore tombé dans la marmite. À Vienne, comme j’allais au concert tous les jours, trois facteurs successifs m’ont fait basculer vers cette passion pour Schubert. Le premier, c’est le quatuor Alban Berg qui joue « La Jeune Fille et la Mort », les récitals de lieder où j’ai entendu Christa Ludwig ou Margaret Price, Peter Schreier et Richter ou encore les symphonies avec l’orchestre symphonique de Vienne et cette Grande Messe en mi bémol qui est l’une des dernières grandes œuvres de Schubert, écrite en 1828, et que j’ai découverte à Vienne. Le second facteur, c’est que la première œuvre que j’ai travaillée aux côtés de mon professeur Hans Graf dans cette école de musique et des arts du spectacle de Vienne, c’est la sonate en si bémol de Schubert. Le troisième facteur, c’est que Hans Graf m’a invité à aller frapper à la porte de Erik Werba, qui était professeur de lied et grand accompagnateur, pour lui demander s’il ne cherchait pas un pianiste pour accompagner ses chanteurs. Werba m’a tout de suite donné à travailler « Le Voyage d’Hiver », « La Belle Meunière »… des quantités de lieder de Schubert que je ne connaissais absolument pas. Là, je suis tombé dans le bain et j’ai adoré cette musique. De la séduction, on est passé à la passion et cela ne m’a dès lors plus jamais quitté.

Vous évoquiez Christa Ludwig. Pensez-vous justement que le fait d’avoir accompagné des centaines de lieder tout comme Christa Ludwig ou encore votre collaboration avec Natalie Dessay vous confère une approche particulière du piano où le son tente, au plus près, de s’approcher de la voix pour faire chanter l’instrument, abolissant au mieux son aspect percussif ?

À Vienne, ma passion pour le chant a réellement explosé car j’allais tout le temps au spectacle et il est vrai que la découverte d’une cinquantaine d’opéras différents en deux ans et demi et l’accompagnement du lied font que la manière de chanter, de respirer, de porter les sons, la technique vocale… Tout cela a peu à peu infusé en moi. Cela m’a fait me poser des questions sur la technique pianistique, sur la manière de produire le son, de jouer le legato, d’écouter les intervalles… En fait, ce qui m’a procuré le plus de plaisir, de curiosité et de recherche en travaillant avec les chanteuses et les chanteurs, c’est encore autre chose car, à leurs côtés, le but n’est pas de les imiter mais de leur apporter. Accompagner le chant a été pour moi l’occasion d’être ni plus ni moins qu’un autre pianiste. Lorsque je joue avec Natalie Dessay, je suis un autre ! Avec le recul, je peux dire qu’à chaque fois que je travaille en profondeur avec une chanteuse ou un chanteur, je fabrique un jeu de piano adéquat en fonction de l’artiste qui est à mes côtés. C’est là le plus grand enseignement que le monde du lied m’a offert. Il faut, dans ce registre, savoir déployer des trésors de délicatesse dans son jeu pour que, toujours, la voix comme les mots proférés par la chanteuse ou le chanteur soient perceptibles par le dernier rang du dernier balcon. Pour parvenir à cela, il est indispensable de vous fabriquer un autre jeu. C’est un exercice extrêmement excitant et enrichissant qui permet de savoir qu’en soit, on est plusieurs, telle une sorte de caméléon.

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Comme vous l’expliquiez, vos passages à Vienne ont été l’occasion d’assister à d’innombrables opéras, de vous nourrir quotidiennement de musique. Un musicien doit-il être « glouton » et déborder de musique ?

Cette question ne devrait même pas se poser et j’avoue être parfois atterré de devoir l’expliquer à certains étudiants. Je dis bien parfois car avec Internet le courant est quand même aujourd’hui de découvrir une musique à laquelle on a accès dans sa globalité depuis son ordinateur. Il n’y a que les narcissiques dont je parlais tout à l’heure qui peuvent penser qu’à eux seuls ils vont changer le monde, attitude que je trouve pathétique. Moi et mes collègues pianistes dont je parlais tout à l’heure sommes capables, en quelques secondes seulement, en écoutant une ou un jeune pianiste de savoir ce qu’il a sous le capot. Je vais vous donner un exemple très simple. Pour tout pianiste, les sonates de Beethoven sont un peu l’alpha et l’oméga. Même si on ne les joue pas forcément en public, on se doit de les avoir travaillées et de connaître ces 32 sonates de Beethoven. Elles doivent être dans vos doigts à 28 ou 30 ans. Si un quatuor à cordes ou une symphonie de Beethoven ne vous dit rien, alors ça s’entendra incontestablement dans votre jeu. Connaître la matière sonore orchestrale beethovenienne ou celle des quatuors, cela se retranscrit forcément dans votre approche pianistique, dans votre main gauche et cette manière de suivre les chemins harmoniques, la polyphonie… Tout ce qui fait partie de la matière sonore beethovenienne. Si vous jouez une sonate de Beethoven sans posséder ce bagage-là, cela s’entendra immédiatement. Vous sonnerez creux et ne serez, comme je l’ai dit tout à l’heure, qu’une simple reproduction photographique pauvre et inintéressante.  

Vous avez enregistré plusieurs albums avec Natalie Dessay dont vous parliez, véritable caméléon dans l’univers musical, et avec laquelle vous avez encore beaucoup de projets communs à venir.  Pouvez-vous nous parler de cette collaboration en duo, de cette relation entre vos mains et sa voix, passée par Debussy et Schubert ?

Avec Natalie vous choisissez là un modèle qui s’avère exemplaire quant au côté caméléon. Il ne suffit pas de décréter que l’on va passer d’un style à un autre pour s’illustrer mais alors Natalie, à chaque fois qu’elle a voulu tenter une nouvelle expérience ou s’engager dans une nouvelle aventure artistique, elle l’a fait en s’en donnant les moyens, en travaillant énormément, en allant voir des professeurs. Là, au moment où je vous parle, Natalie prend des cours avec une grande professeur de chant de jazz pour acquérir la technique spécifique à ce style, et ce afin de savoir placer sa voix et être au meilleur niveau. Natalie Dessay n’est pas le travers français du touche à tout. Quand elle se lance dans une aventure artistique, c’est pour être la meilleure et le moins que l’on puisse dire, c’est non seulement qu’elle s’en donne les moyens mais qu’elle y parvient. Elle a, d’une certaine manière, réinventé le récital des lieder. La première fois que je suis allé la voir pour l’inviter à faire du récital, elle m’a gentiment envoyé promener. Puis, elle s’est ravisée pour finalement en faire quelque chose de totalement captivant par sa manière d’organiser les programmes, de s’investir dans la musique, le texte, la poésie, dans les langues… Cela doit servir d’exemple. Nous, pianistes, avons la chance de pouvoir tout jouer avec le plus vaste répertoire possible et imaginable. Par contre, plus on prend de l’âge, plus on doit être vigilant sur ce que l’on montre en public. Cet aspect ne doit être que la partie émergée de l’iceberg avec, en-dessous, des montagnes de musique, de littérature, de poésie, de cinéma, de danse, d’architecture, de peinture… Bref d’art. La vie d’un artiste c’est bien autre chose que le simple fait de se retrouver sur scène à recevoir les ovations du public. Si cela se résume à cela, c’est d’un ennui !

Natalie Dessay et Philippe Cassard à l’opéra Garnier

Outre le domaine musical, je vous sais grand amateur de vin. Quel vin conseillez-vous pour s’accorder au mieux et profiter de la sonate N°21 de Schubert ? 

(rires) Je vois que vous êtes bien renseigné ! La sonate N°21 possède quatre mouvements et dure une quarantaine de minutes. Je pensais à un vin pour s’accorder au premier mouvement qui fait vingt minutes environ et s’avère un grand voyage avec plusieurs étapes, plusieurs moments. Cela va vous paraître d’un snobisme absolu mais un vin mythique qui procède comme cela par étapes et qui est un voyage à chaque gorgée, c’est la Romanée Conti. J’ai eu la chance d’en boire trois fois dans ma vie, trois millésimes différents, à trois moments de ma vie et à chaque fois ça a été un voyage interminable. On mettait du vin dans un verre et il y avait d’abord le nez avec ces odeurs de violette si caractéristiques de la Romanée Conti et puis, à chaque gorgée, un mot qui devient une nouvelle, qui se transforme en un roman puis un roman fleuve. Pas un autre vin ne m’a fait cet effet là et c’est à mon sens pour ces raisons celui qui se rapproche le plus de cette sonate de Schubert où, à la fin de ce premier mouvement, on boucle la boucle en revenant à la première phrase dans ce voyage sans fin.  

Autre compositeur qui, tel un fil rouge, jalonne votre parcours discographique et plus largement pianistique, c’est Claude Debussy. Quel vin verriez-vous pour accompagner son Arabesque N°1 ?

Là nous étions dans une sonate que Schubert a écrit trois mois avant sa mort même s’il était encore en pleine vitalité et que l’on retrouve d’ailleurs des moments très toniques dans cette pièce. Avec l’Arabesque N°1 de Debussy, on se trouve dans une œuvre de jeunesse, composée alors que Debussy avait à peine plus de vingt ans. Il faut donc un vin qui ait du charme. J’inviterais à aller chercher un cépage de Loire ou un Irancy. Sinon, je conseillerais également un joli vin rouge d’Arbois, qui est ma région d’origine, quelque chose de frais, de très léger, de fruité pour s’accorder au mieux avec cette Arabesque.

Raphaël Sévère, si juste !
Marie-Josèphe Jude, le voyage intérieur

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