Musique

George Duke, du jazz à Frank Zappa

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EntretienDe Frank Zappa et ses Mothers of Invention au saxophoniste de légende Cannonball Adderley en passant par Tom Waits, George Duke a trimbalé ses claviers du jazz au rock avec la même aisance, surfant sur les genres comme sur les touches de son piano. Aujourd’hui samplé par les Daft Punk ou de nombreux artistes de hip-hop, Mister George poursuit sa quête musicale dans le seul but de se produire sur scène avec la même envie qu’il y a quarante ans. Pour nous, le claviériste aux doigts de fée revient sur une carrière qui l’a conduit des bancs de l’église aux plus grandes salles du monde entier. Musique maestro !


« Je déplore que certains virtuoses qui se disent pianistes de jazz oublient le côté blues de cette musique, ses racines africaines »

À l’âge de quatre ans, votre mère vous a amené à un concert de Duke Ellington. La légende prétend qu’en sortant de la salle vous vous êtes mis à courir en criant : « je veux un piano ! » Est-ce là le début de votre passion pour l’instrument ?

Cette expérience m’a profondément marqué. La joie des gens qui étaient là, le fait de danser à la fin du concert, tout cela cumulé m’a donné envie de pouvoir transmettre la même émotion moi aussi et cela passait par le piano. Je garde un souvenir magique de ce premier contact avec l’instrument. Je suis incapable de vous dire les morceaux que le Duke a pu jouer ce soir-là, mais sa prestance, son aisance à communiquer avec le public, à transmettre un message par le biais de son piano, tout cela reste profondément ancré en moi.

Le fait de jouer dans les églises a-t-il influencé votre approche de l’instrument ?

Absolument. Il y avait un organiste dans l’église où j’ai commencé à jouer à l’âge de douze ou treize ans et cet homme imprégnait l’orgue de son âme au sens propre du terme, c’était incroyable. Cela m’a permis de me plonger dans l’essence même de la soul music. L’instrument n’était plus qu’un moyen de véhiculer une émotion. J’ai énormément appris en le voyant réagir aux propos du prêtre pour modifier sa musique en fonction de l’émotion qu’il souhaitait instaurer. Apprendre le piano avec des cours bien structurés et être apte à véhiculer une émotion par le biais de l’instrument sont deux choses totalement différentes. On peut être techniquement très bon, mais hélas ne rien dégager en jouant. C’est tout l’esprit de la soul que j’ai pu capter en jouant à l’église. Il y avait également un contrebassiste de jazz dans l’appartement à côté du notre lorsque j’étais adolescent et écouter chaque jour les phrasés de cet instrument m’a permis de capter un autre élément essentiel de la musique : le groove.

Pouvez-vous nous parler du groupe que vous avez créé à vos débuts en compagnie d’Al Jarreau ?

Je jouais quatre soirs par semaine dans un club de San Francisco. Le dimanche après-midi, le club organisait des jam sessions où pas mal d’artistes venaient se produire. Al est arrivé un dimanche et a tout emporté sur son passage. Le directeur du club m’a demandé si cela m’ennuyait de le prendre avec moi et, vu son talent, j’ai bien sûr accepté. Nous avons donc joué là ensemble pendant deux ans environ. On a commencé à faire des démos pour les envoyer à des labels, mais aucun hélas ne nous a signés !

À San Francisco, vous avez rencontré des légendes du jazz comme Sonny Rollins ou Dexter Gordon. Je suppose que ces rencontres ont marqué votre parcours musical !

J’étais encore adolescent lorsque j’ai eu la chance de jouer avec Dexter Gordon et, bien sûr, c’était comme un rêve. Cela permet d’apprendre à une vitesse folle en côtoyant de tels monstres sacrés. À deux blocs d’où l’on jouait avec Al Jarreau, il y avait un club de jazz où tous les grands noms sont passés avant de percer. Miles, Sonny Rollins, tous ont fait leurs premiers pas là-bas. Pouvoir les approcher, les côtoyer a été un moment magique. De toutes les rencontres que j’ai faites, j’ai appris. Chaque personne avec qui j’ai joué a forcément un peu influé sur mon jeu, mon approche de l’instrument et a fait ce que je suis devenu au fil du temps et des rencontres. J’aime la musique dans sa diversité. J’ai débuté avec le jazz, puis le gospel m’a conduit dans une autre direction et ensuite le rock. Tout n’est qu’évolution !

Comment avez-vous rencontré le violoniste français Jean-Luc Ponty ?

Jean-Luc m’a vraiment mis le pied à l’étrier. Avec le groupe dans lequel je jouais avec Al Jarreau, j’ai envoyé une cassette démo à la maison de disques de Jean-Luc qui devait venir aux États-Unis pour y enregistrer un album. Je leur ai dit que j’étais le seul type outre-atlantique capable de comprendre sa musique et donc de jouer avec lui. À l’époque, Jean-Luc pouvait déjà se payer, grâce à sa notoriété, tous les musiciens de studio qu’il souhaitait. Mais c’est moi qu’il a choisi et, aujourd’hui encore, je lui en suis reconnaissant. Cela a été le début d’une merveilleuse amitié.

Parlez-nous de votre expérience avec Frank Zappa au sein des Mothers of Invention !

J’ai rejoint Zappa après l’album que nous avions fait avec Jean-Luc Ponty (“King Kong”, Jean-Luc Ponty plays the music of Frank Zappa). C’était à la fin de l’année 1969, début 70. Zappa m’a entendu jouer et il a voulu que je rejoigne son groupe. Difficile de refuser une telle offre ! Un an après, j’ai eu une proposition de Cannonball Adderley pour rejoindre son quintet et j’ai tout de suite accepté. Ce merveilleux saxophoniste, figure emblématique du jazz, était un musicien hors norme avec qui je savais que j’apprendrais énormément. Des années plus tard, j’ai à nouveau retrouvé Zappa et cette fois, en compagnie de Jean-Luc Ponty. On restait dans la famille en quelque sorte !

Lorsque l’on regarde les concerts de Zappa, il semble en effet y avoir une véritable communion entre les musiciens !

Oui, il y avait une vraie liberté et une réelle complicité entre nous tous sur scène, mais les répétitions, elles, étaient très nombreuses pour arriver à une telle osmose. Frank était intraitable sur ce point ! Sa musique est si complexe dans sa structure qu’il est impossible de s’y coller sans une discipline de fer et une mémorisation parfaite des moindres détails. Mes années passées auprès de lui ont changé mon approche de la musique live à jamais. Liberté et précision étaient ses mots d’ordre. Je le connaissais parfaitement et, au fil du temps, je savais sans même qu’il parle ce qu’il attendait de moi. Frank était un musicien extraordinaire et d’une exigence rare avec ces musiciens comme avec lui-même. C’est certainement la raison pour laquelle ses concerts restent encore aujourd’hui des moments d’anthologie.

Vous évoquiez Cannonball Adderley. Je suppose que votre passage dans son quintet a dû être une merveilleuse expérience !

Cannonball est sans aucun doute mon père musical. Lorsqu’il m’a proposé de le rejoindre, il m’était impossible de refuser. Ce n’était pas une question d’argent car j’étais beaucoup moins payé que lorsque je jouais avec Frank, mais c’était un truc vraiment incroyable dans ma carrière musicale, d’un enrichissement personnel inégalable. J’étais un musicien de la côte ouest et comme je n’allais pas à New York, je n’avais guère l’opportunité de me fondre dans le groupe d’un ténor du jazz, puisque la plupart d’entre eux vivaient sur la côte Est. Cannonball, c’était une chance qui ne se produit qu’une fois dans une vie ! Pendant cette période, je continuais à enregistrer avec Zappa, mais je n’assurais simplement plus les tournées faute de temps.

En 1976 vous avez décidé de tenter votre chance en solo. Vous en aviez assez d’être cantonné au rôle de pianiste de… ?

Le fait d’être le pianiste de tel ou tel artiste m’a permis d’apprendre, de m’enrichir de styles musicaux qui, au départ, n’étaient pas forcément les miens ! Les rencontres, la scène, les tournées, tout cela a été l’occasion de forger mon style. Et puis, à un moment, je pense que quel que soit le domaine dans lequel on se trouve, on a envie de voler de ses propres ailes. C’est ce sentiment que j’ai ressenti en 1976, j’ai donc décidé de me lancer. J’avais discuté avec mon ami, le batteur Billy Cobham, et nous avons donc décidé de faire un bout de chemin ensemble. Cela m’a permis de tutoyer le jazz fusion.

À chaque étape de votre carrière, il semble que ce soient les nouveaux challenges qui vous aient permis de garder votre flamme musicale intacte !

La musique est quelque chose de vivant, qui respire et qui doit sans cesse se renouveler sous peine de mourir. La musique doit repousser les frontières, les briser pour que les choses soient toujours en constante évolution. Si j’avais dû choisir un style bien précis dès mes débuts et m’y tenir, j’aurais arrêté il y a bien longtemps ! Aujourd’hui, faire des disques pour moi n’est qu’un moyen de pouvoir jouer live. C’est là que tout se passe, que les émotions sont les plus fortes. La musique n’existe réellement qu’en face du public !

Vous dites justement qu’aujourd’hui les pianistes de jazz semblent plus intéressés par la technique pure que par l’émotion qu’ils peuvent dégager par le biais de leurs compositions. C’est quelque chose que vous regrettez ?

L’essence même du jazz se situe dans le mariage parfait entre les influences classiques du continent européen et le groove de la musique africaine. Le jazz n’a jamais été pur puisque sa naissance même est née du mélange. Enlever un de ses éléments primordiaux de sa composition et tout s’écroule. Je déplore que certains virtuoses qui se disent pianistes de jazz oublient un peu trop le côté blues de cette musique, ses racines africaines. Si vous ne maîtrisez pas le blues et ne comprenez pas ses racines, vous ne pouvez vous considérer comme un jazzman !


Jean-Éric Ougier, pyrotechnicien

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