Musique

Laurent de Wilde, walk on the Wilde side !

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Les touches noires et blanches ont beau être les éléments moteurs d’une vie dédiée au piano, la palette de couleurs artistiques de Laurent de Wilde a pourtant tout du nuancier où seul le mot liberté paraît résonner. Passé entre les mains expertes de Jack DeJohnette ou Ira Coleman, on l’attend en trio acoustique et, hop, l’homme prend le contre-pied en se régalant d’une incursion au royaume du sample et des musiques électroniques, avant de se décider à triturer toutes les sonorités du piano, clé de voute de son œuvre, en compagnie d’Otisto 23. La publication d’une biographie référence consacrée au monstre sacré qu’est Thelonious Monk, ancrée autant qu’encrée dans la peau, laisse penser que, jamais, il n’osera s’attaquer à celui qui, telle une ombre, plane sur sa carrière. Mais plus de vingt ans plus tard, le Monsieur revisite le répertoire de son “mentor” à sa propre sauce. Normalien mais pas normal, car toujours là où on ne l’attend pas, Laurent de Wilde est un électron totalement libre, un génial touche à tout qui, de l’écriture musicale ou littéraire, à ses collaborations avec Jacques Gamblin ou Abd al Malik, en passant par ses hebdomadaires interventions sur les ondes de TSF Jazz où, en musique, il dresse le portrait d’une personnalité, l’homme n’a de cesse de faire de chaque jour un renouveau permanent. C’est dans son studio parisien, entre ses innombrables claviers, ses piles de disques et ses livres en pagaille que Laurent de Wilde nous emporte pour un voyage au pays de la note bleue. Let’s get Wilde !


« Je sais que le jazz ne mourra pas tout simplement parce que dans son ADN il est immortel. C’est une sorte d’Alien, produit d’une manipulation génétique monstrueuse»

De Normale sup aux salles de concert new-yorkaises, votre parcours est pour le moins atypique. Le jazz a donc été plus fort que votre attirance pour Kant ou Spinoza ?

On a toujours l’impression que les choses se décident du jour au lendemain, en regardant une mappemonde, pour se dire : « Tiens la semaine prochaine je pars à New-York ! ». En réalité, ce sont des décisions qui mettent du temps à mûrir. Je faisais de la musique comme autodidacte depuis l’âge de sept ans. J’ai commencé à prendre des cours de jazz en terminale, donc sur le tard. Je jouais un peu avec des copains mais vraiment à l’aveugle car personne autour de moi n’écoutait de jazz. Au milieu des années 70, Paris n’était plus trop tourné vers ce genre, les clubs disparaissant les uns après les autres. Je me suis retrouvé en école préparatoire alors que, parallèlement, je découvrais les joies du jazz. Cette musique prenait de plus en plus de place dans mon cœur et j’avais malheureusement de moins en moins de temps à lui consacrer.

Il a donc fallu faire un choix cornélien ?!

Pas vraiment en fait ! J’ai raté le concours d’entrée à Normale sup une première fois et, devant l’insistance de ma famille, je me suis présenté à nouveau l’année suivante avec la certitude de ne pas être pris, ce qui m’offrait l’opportunité d’aller étudier la musique aux Etats-Unis. Et là, consternation, je réussis le concours ! Dans la foulée, je suis allé voir le directeur de l’établissement en lui expliquant que ce n’était pas ce à quoi je me destinais. Je préférais laisser ma place à un autre. Je lui ai parlé de mon projet musical, et il s’est trouvé que le directeur de Normal sup était lui-même un grand amateur de jazz. Il m’a donc proposé de partir au service culturel à New-York.

Ce passé de normalien vous a un peu rattrapé avec l’écriture de la biographie de Thelonious Monk ?!

C’est moins mon passé que ce que j’avais planté à cette époque-là qui m’a rattrapé. Ce rodage à l’écriture fait à coup de kilomètres d’encre à la plume entre mes 16 et mes 21 ans. Ce côté normalien a donc un peu ressurgi à ce moment-là alors qu’à New-York tout le monde s’en foutait. C’est ce qui était plaisant. Pendant les huit années que j’ai passé aux Etats-Unis, les gens n’avaient avec moi qu’un rapport musical, humain, nullement parasité là où, en France, ce statut faisait que soit j’étais perçu de manière positive ou négative, mais dans tous les cas ce terme “normalien” me collait à la peau.

À New-York, la musique pouvait enfin polariser toute votre énergie !

J’étais dans une école avec des mecs de quatre ou cinq ans de moins que moi, ce qui était un peu humiliant sachant qu’en plus, ils possédaient un niveau musical bien supérieur au mien (rires) ! Il y avait par exemple le futur pianiste de Michael Brecker et Branford Marsalis, Joey Calderazzo. Ce qui était super enrichissant, c’est que toutes les semaines, un grand nom du jazz venait avec ses partitions diriger le big band de l’école. Jo Henderson, Tito Puente, Jimmy Heath qui nous a quitté il y a peu… Tu apprends tant en côtoyant des “monstres” comme ça ! Lorsque tu es ainsi plongé dans le bain avec tout le monde, tu ne penses qu’à progresser, à trouver des concerts pour cachetonner dans une pizzeria, une bar mitzvah. J’ai même appris le répertoire des chansons de Noël américaines pour pouvoir jouer le plus possible. C’est dire !

Entretien

On était alors dans les années 80 et le jazz avait à nouveau le vent en poupe !

Effectivement, sous l’impulsion de Wynton Marsalis qui a amené dans le jazz une sorte de dignité classique que l’on peut qualifier de conservatrice et presque républicaine, le jazz prenait une nouvelle direction. Il en a fait une musique à mettre sur un piédestal. Du coup, on se produisait vêtus de costards croisés, l’argent devenait désormais quelque chose de central, il fallait s’occuper de sa carrière, savoir la gérer, communiquer… On n’était plus du tout dans le free style des années 70 ! Tous les gros labels développaient d’ailleurs leur filiale jazz comme Warner, Columbia ou Blue Note qui ressuscitait.

Pour revenir à des considérations philosophiques, « Sans musique la vie serait une erreur » disait Nietzsche. Je suppose que vous partagez cette pensée ?!

J’y ajouterais que la musique étant partout, une vie sans musique est simplement quelque chose d’inenvisageable. On a également trop tendance à oublier la danse, car il s’agit là des deux faces d’une même pièce. Sans elles, la vie ne serait pas une erreur, elle serait tout simplement impossible. Musique et danse sont deux verticalités vers une expérience mystique de transe qui n’existe dans aucun autre art. On peut les apparenter à des rêves éveillés aussi importants pour le cerveau humain que le rêve l’est pour le sommeil.

Ces sons, cette transe dont vous parlez, c’est ce qui vous a amené dans les années 2000 à faire le pont entre jazz acoustique et musique électronique ?

Le jazz que j’ai découvert dans les années 70 et qui avait été composé dans les années 50 et 60 était déjà dans cet esprit. Quand tu écoutes Art Blakey, Max Roach, Bird, avec ses yeux tout blancs, ou Coltrane, tu réalises que c’était quand même sacrément transe ! Pour moi, la musique électro à partir des années 90 avec les premiers DJ, les samples, la Drum & Bass, tout ça c’était des mômes qui parlaient la même langue que moi mais avec un accent différent. À l’époque, je me souviens être tombé sur Amon Tobin qui samplait du Coltrane, du Charlie Parker… Tout un tas de trucs vraiment très différents. Je suis allé l’interviewer en pensant qu’il possédait une culture jazz monstrueuse, et en fait pas du tout ! Ce qu’il aimait, c’était la couleur musicale. Qui était le compositeur, il s’en foutait un peu ! Pourtant la façon dont il jouait avec ce sample démontrait qu’il le pensait exactement comme le musicien qu’il échantillonnait. À l’endroit, à l’envers, en permutation, être là où on l’attend puis, trois mesures plus tard, être justement là où on ne l’attend pas… Il avait une manière de concevoir la musique identique aux jazzmen, sauf qu’il l’abordait différemment avec la matière sonore que lui offrait l’électronique.

Vous qui êtes justement un mordu de toutes les sonorités, puisque vous avez publié un ouvrage intitulé « les fous du son », est-ce justement le fait de pouvoir agrandir votre palette de couleurs musicales qui vous a attiré vers l’électronique ?

Dans le duo avec Otisto 23, je me suis concentré sur le nœud du problème qu’est le piano, un instrument extrêmement tempéré sans place à l’intérieur d’un demi-ton, une machine impérieuse, une grille dans laquelle il faut faire entrer la musique. Le piano n’est ni sensuel, ni souple. J’ai donc décidé de lui régler son compte avec ce projet en compagnie d’Otisto 23. Nous sommes partis du postulat suivant : savoir jusqu’où un ordinateur pouvait tordre un piano dans tous les sens ! Au bout d’un moment on a eu l’impression d’être allé au bout de l’expérience, d’où le fait que le projet soit en suspens, même s’il doit rester des milliers de possibilités. Si l’électronique permet des espaces sonores très différents de la musique acoustique, il faut garder à l’esprit que la musique ce n’est pas tant les outils que celui qui s’en sert, et ce dernier demeure la clé ! Changer d’outils offre certes de nouvelles idées mais, au final, tu retombes toujours sur toi, ta propre créativité. Tu finis toujours par tourner en rond en étendant simplement ta palette de couleurs.

Entretien

Certains ne voient pourtant en la musique électronique qu’un vaste copier/coller !

Mais l’art en général n’est qu’un copier/coller ! C’est l’essence même de ce que fait en permanence un compositeur. On peut parler d’influence ou de pillage, mais c’est en prenant quelque chose ailleurs et en y apportant sa propre émotion, sa propre personnalité que l’on fait évoluer les choses et que l’art se crée. On peut donner à dix gamins les mêmes papiers à coller et il en ressortira dix versions différentes dont une, ou peut-être plusieurs, auront ce petit quelque chose en plus, cette approche différente permettant de sortir du lot. Dès que la subjectivité entre en ligne de compte, il se passe quelque chose de très mystérieux. Il faut donc admettre que l’art c’est ça, une subjectivité qui s’exprime. Tout cela est d’une profonde injustice car je connais des musiciens exceptionnels et pourtant, les gens ne se sentent pas du tout concernés par ce qu’ils racontent. Résultat, malgré leur talent incroyable, ils restent totalement inconnus du grand public. C’est horrible d’être ainsi prisonnier de sa propre subjectivité. Certains autres, par contre, entreront en résonnance plus facilement avec un très grand nombre de personnes et vont donc connaître le succès. Alors bien sûr, aujourd’hui, avec n’importe quel logiciel de montage audio, tout le monde peut y aller de sa petite création musicale. Mais encore une fois, après, entre en considération la subjectivité. Est-ce que cela va uniquement plaire à tes parents ou bien, une fois mis en ligne sur Youtube, cela va-t-il avoir une résonnance auprès d’un large public ? C’est cette subjectivité que l’on ne maîtrise pas qui est magique.

La musique, en définitive, peu importe qu’elle soit acoustique, électrique ou bien encore électronique, l’important, comme vous l’avait confié Wayne Shorter, c’est qu’elle raconte une histoire ?!

Absolument. Depuis que l’électricité est arrivée dans la musique, tout le monde a le choix de s’exprimer en l’utilisant, ce qui ajoute une corde à son arc, mais l’arc, lui, c’est bel et bien l’histoire racontée par le musicien. La façon dont je rationalise mon existence, mon métier… à quoi je sers sur cette planète ?! Personnellement, je me dis que les gens qui paient pour venir me voir en concert arrivent avec la tête remplie de leur pension de divorce, des problèmes au bureau dans l’avancement d’un dossier crucial, avec l’idée du petit dernier qui a fait une fugue, le robinet de la salle de bain qui fuit… Moi, ma responsabilité, c’est de les emmener ailleurs, dans un endroit où ils sont tenus par la main via l’émotion que je véhicule par le biais de la musique.

Plus qu’une histoire, c’est donc également un voyage ?!

Tout à fait. En leur racontant une histoire, je les transporte dans une autre temporalité qui peut encore les accompagner le lendemain où, replongés dans le quotidien, ils peuvent penser à une émotion ressentie lors du concert, une émotion qui perdure et continue à les faire voyager. J’aime cette idée de prolongement d’un rêve éveillé.

Thelonious Monk dont l’ombre plane sur votre carrière vous raconte t-il justement une histoire ?

Monk est un sujet littéraire passionnant. On peut faire le tour cent fois sans le cerner. Sa vie n’est même pas un film, c’est beaucoup plus étrange que cela. Il est un véritable personnage de roman. Monk, c’est l’anti Chet Baker dans toute sa splendeur. Chet, lui, incarne tous les fantasmes du jazzman. Beau gosse qui joue comme un Dieu, drogué, un type qui a fait de la prison, qui meurt dans des circonstances mystérieuses en tombant de la fenêtre de sa chambre d’hôtel… En définitive, il n’a fait que vivre une histoire qui ne lui appartenait déjà plus. A contrario, Monk possède un parcours qui n’appartient qu’à lui et dont on ne peut comprendre toutes les ficelles, ce qui en fait un “objet” littéraire passionnant. Cet homme est une excitation créative permanente, une sorte de radiation cosmique qui plane autour de son personnage et ne s’atténue jamais, même presque 40 ans après sa disparition.

Entretien

Dès le départ, vous vous êtes donc autant intéressé à la musique qu’à l’homme qu’était Monk ?

En tant que musicien, il n’était pas en haut de ma liste de pianistes à imiter car nous aussi on doit faire du copier/coller, apprendre à jouer comme Bill Evans, Herbie Hancock ou Bud Powell. Monk, comme on sait dès le départ qu’on ne va pas y arriver, on écoute, mais on n’imite pas ! Et surtout, si on imite, comme lui, on n’a pas de boulot ! Pour la biographie, c’est l’éditeur Gérard Bourgadier qui est venu me voir en me disant : « Toi, tu es le mec que je cherche pour écrire une biographie sur Monk ! » Il a mis ça sur mon paillasson. Après, lorsque j’ai fait entrer Monk à la maison, je me suis attaché à comprendre comment fonctionnait sa musique, quelle avait pu être sa vie… On était à la fin des années 80 et Internet n’existait pas. J’ai donc dû passer des semaines à la New-York Public Library à éplucher des microfilms, parler aux personnes qui l’avaient côtoyé et acceptaient de se confier, lire le peu de choses qui existaient sur lui. Ça a été compliqué !

Justement, vous avez publié cette biographie en 1995, pourtant vous avez attendu plus de vingt ans avant d’enfin sortir un album reprenant des compositions de Monk. Etait-ce par peur de vous attaquer à ce monstre sacré ?

Je n’osais pas ! C’est difficile de passer sa vie à dire que le mec est un génie, et de le reprendre ensuite. Ça m’intimidait énormément. En 2017, pour son centenaire, je voyais autour de moi plein de gens qui préparaient des trucs sur Monk et là je me suis dit : « Allez, c’est le moment de sauter dans le grand bain ! » Aujourd’hui, je ne le regrette pas, même s’il a fallu que je me fasse un peu violence.

Et jouer du Monk sur scène, c’est une émotion à part ?

Oui, surtout que maintenant j’ai enfin assumé le discours : « C’est mon Monk à moi ! »

Le jazz n’a cessé de muter au fil des décennies. Comment l’imaginez-vous dans une dizaine d’années ?

Je sais que le jazz ne mourra pas, tout simplement parce que dans son ADN il est immortel. C’est une sorte d’Alien, produit d’une manipulation génétique monstrueuse. Avec une énorme tractopelle, on a pris un bout de l’Afrique et on l’a mis de force dans le Sud des Etats-Unis avec des gens que l’on a privés de leurs instruments traditionnels culturels et que l’on a forcés à s’adapter. Ces déracinés ont alors vu passer des orchestres militaires dans la rue et, en s’appropriant de nouveaux instruments, ils se sont mis à raconter leur histoire. Ça, c’est devenu le jazz ! Cette musique a remis la liberté au cœur des choses dans un monde normé, obsédé par la perfection, une sorte de totalitarisme où l’étincelle jazz ne peut pas disparaître, miracle de l’expérience instinctive de plusieurs individus qui improvisent en même temps. C’est un monde où l’intersubjectivité devient elle-même une subjectivité. Un système qui ne peut et ne doit jamais se fatiguer.


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