Gastronomie

Jérôme Lebeau chef au Grand Hôtel de Cabourg, saveurs proustiennes

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La longue et indéfectible histoire d’amour entre Marcel Proust et la douce station balnéaire de Cabourg plane dans l’air marin et les embruns qui nous étreignent, tandis que l’on flâne sur la promenade qui porte le nom de l’illustre écrivain. Si, ici, tout est madeleine pour les férus de cette recherche du temps perdu, le Grand-Hôtel de la ville où l’illustre homme aimait venir passer ses étés, autant pour y soigner sa santé fragile que pour y trouver quiétude et inspiration, est la parfaite quintessence architecturale de cette ombre de Marcel Proust qui, près d’un siècle après sa disparition, continue à nimber cette partie de la côte normande de son aura. Au cœur de ce majestueux hôtel d’exception où esprit belle époque et modernité se fondent en une parfaite osmose, se niche le Balbec, restaurant dont la grande baie vitrée face à la mer invite au plus doux des voyages. Aux commandes, le chef Jérôme Lebeau fait montre d’un talent qui, sans nul doute, aurait détourné Marcel Proust de la traditionnelle sole meunière que l’écrivain avait pour habitude de déguster au dîner. Produits d’exception sélectionnés avec soin, recettes à l’inventivité rare où chaque bouchée est une jouissance gustative, cadre idyllique et service irréprochable, tenter de comprendre la raison pour laquelle le Balbec n’a toujours pas rejoint le petit monde des étoilés est une vaine recherche, un temps perdu qui, heureusement, n’affecte en rien la persévérance du chef à poursuivre sa route vers l’excellence. Rencontre autour de quelques madeleines au cœur de ce lieu chargé d’histoire et dont chaque jour, aux fourneaux, Jérôme Lebeau écrit une nouvelle page gastronomique inoubliable.


Restaurant Le Balbec, Grand hôtel de Cabourg

Site Officiel

« J’ai pour habitude de faire mon tour de salle tous les soirs et il n’y a pas une fois où l’on ne me parle pas de cette étoile Michelin »

La passion pour la cuisine, est-ce dans votre cas une transmission familiale ?

Non, sur ce point, je déroge à la règle. Aucun membre de ma famille, proche ou éloigné, n’est issu du métier de la restauration. Tout est parti de dépannages que j’allais faire, au départ à la plonge, dans le restaurant que tenaient les parents d’un de mes bons amis. Je suis véritablement tombé amoureux de cette ambiance, de cette pression qui régnait dans la cuisine. La tension quasi permanente, la rigueur… étaient des éléments moteurs auxquels j’ai tout de suite adhéré alors qu’au départ rien ne m’y prédisposait. Je suis un peu comme Obélix, je suis tombé dans la marmite et n’en suis jamais ressorti. À 16 ans, j’ai donc fait un apprentissage car dès que j’ai posé le pied dans la cuisine d’un restaurant, le métier m’est réellement apparu comme une vocation.

La tension que l’on ressent en cuisine en plein service est d’autant plus exacerbée lorsque, comme vous, on fait ensuite ses classes chez Guy Savoy ou Lasserre. Que vous a apporté votre passage au sein de ces maisons prestigieuses ?

Pour tout cuisinier ambitieux et qui souhaite apprendre, un passage chez les grands chefs est une étape obligatoire. J’ai vécu à Paris le monde de la brigade où il y a du bon comme du moins bon. Heureusement, ce qui était vrai à mon époque ne l’est plus forcément aujourd’hui car l’approche de la cuisine a changé. J’ai vraiment connu, dans ces grandes maisons parisiennes, des ambiances exécrables où personne ne s’adressait la parole, où il n’y avait aucune entraide. Je me souviens que j’étais au garde-manger et, lorsque j’avais terminé ma tâche, je demandais à aller aider le saucier ou le rôtisseur, car tout était compartimenté, et on m’invitait à rentrer chez moi. Cela existe encore dans quelques rares maisons, mais on est quand même beaucoup moins aujourd’hui dans l’esprit dictatorial du grand chef d’antan.

Ces postes compartimentés, c’est à l’opposé de votre approche de la cuisine qui se veut un sens du partage ?!

Tout à fait ! J’ai hélas connu des chefs qui, à cette époque, venaient préparer et tester certaines de leurs recettes l’après-midi, cachés, afin que leurs équipes ne puissent pas en prendre connaissance. Aujourd’hui, je fais tout le contraire. Je donne tout ! Un plat, ça se raconte. C’est une histoire ! Je partage bien sûr mon savoir avec mes équipes mais également avec des clients du restaurant qui, parfois, me demandent comment je prépare telle ou telle recette. Je n’ai aucun souci de transmission et je trouve que c’est là l’essence même de notre métier. Je suis perpétuellement dans l’échange et mes deux adjoints participent à l’élaboration des cartes avec moi. À une période de ma carrière, j’ai été second de cuisine et je ne pouvais donner aucune idée nouvelle car les recettes, les menus… Tout était arrêté. J’en ai ressenti une énorme frustration car j’étais persuadé de pouvoir apporter quelque chose avec mes idées. Depuis ce moment, je me suis toujours dit que si un jour, moi aussi je devenais chef, je n’aurais de cesse d’être dans l’échange, dans le partage. L’important est de transformer le négatif afin de ne pas le reproduire. Si vous travaillez de manière isolée, comment voulez-vous que vos équipes se sentent investies pour donner le meilleur d’elles-mêmes ?!

Chef veut donc dire laisser son égo de côté ?!

C’est en tout cas mon point de vue. Lorsque je suis en réflexion de la nouvelle carte, j’en parle également aux personnes en charge du garde-manger et j’invite tout le monde à y réfléchir, à donner, s’il le souhaite, une idée, un produit de saison. Je n’impose pas car imposer c’est brimer celles et ceux avec qui l’on travaille. Souvent, pour les recettes, je lance une ligne de conduite, puis on travaille dessus. On teste, on modifie, on améliore. Souder les gens, se fixer une quête commune, être en perpétuelle évolution, fédérer, tout cela participe forcément à tendre vers un même et unique but, celui de donner le meilleur pour satisfaire le client.

Entretien

Cette image du cuisinier a également changé avec toutes les émissions culinaires que l’on a vu fleurir sur le petit écran !

Cela fait plus de dix ans que le métier de chef cuisinier a été mis à ce point sur le devant de la scène. Cela a ajouté sans aucun doute une lettre de noblesse à la profession mais il convient néanmoins de rester dans l’humilité et ne pas oublier que chef cuisiner, c’est surtout un travail d’équipe et non uniquement une individualité. Si je n’ai pas un avis arrêté sur ces émissions proprement dîtes, elles ont néanmoins permis de voir éclore des chefs de plus en plus talentueux et surtout jeunes. Mettre sous le feu des projecteurs certaines personnes qui n’auraient peut-être pas eu la chance de faire montre de leur talent est une chose bien entendue positive. Il ne faut pourtant pas oublier que si les écoles hôtelières sont pleines à craquer, un grand nombre de candidats abandonne en cours de route. C’est un métier très dur qui demande une foi à toute épreuve et une motivation hors-norme. En cuisine, rien n’est jamais acquis, c’est une remise en question permanente qui demande d’être prêt à faire face à une certaine dureté tant physique que psychologique. Il faut être apte à encaisser sinon on subit et subir c’est l’assurance d’y perdre sa motivation donc, à terme, de se détourner de cette voie.

Le célèbre Guide Michelin vient récemment de délivrer ses étoiles avec, comme toujours, son lot de polémiques. L’étoile, c’est un sacre auquel tout chef tend ou seul l’avis de vos hôtes vous importe ?

Personnellement, je suis ma ligne de conduite et je n’y déroge pas. Même si effectivement, le verdict attendu chaque année entraine son lot de polémiques, je considère que pour que le Guide Michelin garde son indépendance, il faut justement que personne ne soit intouchable quelle qu’ait été sa participation au rayonnement de la gastronomie française à travers le monde des décennies durant. Le restaurant de Paul Bocuse restera par exemple l’une des grandes tables de France malgré son étoile en moins. Cela n’enlèvera rien à son caractère historique et le fait que, pour tous, il demeurera longtemps après sa mort comme l’un des papes de la gastronomie. Je ne peux pas concevoir que des chefs qui ont bâti leur renommée grâce, en partie, au Guide Michelin puissent ensuite cracher dans la soupe prétextant que la perte d’une étoile serait un crime de lèse-majesté. On gagne, on perd, c’est la règle du jeu !

Comment justement expliquer que Le Balbec, au cœur de cet hôtel de luxe qu’est le Grand Hôtel de Cabourg, ne soit pas étoilé ?

Je préfère aujourd’hui rester dans l’humilité. Il y a sept ou huit ans de cela, je voulais aller chercher l’étoile mais, avec du recul, je me dis que cela était un peu prétentieux. Cela fait six ans désormais que je travaille au restaurant du grand hôtel de Cabourg et mon souhait est de rester dans la régularité, la rigueur, l’innovation. Vous savez, j’ai pour habitude de faire mon tour de salle tous les soirs et il n’y a pas une fois où l’on ne me parle pas de cette étoile Michelin. Les clients ne comprennent pas la raison pour laquelle le restaurant n’en possède pas. J’ai un client qui déjeune trois à quatre fois par semaine dans des restaurants étoilés à Paris. Lorsqu’il vient me voir et m’explique que, selon ses critères, Le Balbec devrait compter parmi les étoilés, bien sûr cela me fait plaisir car, après tout, seul l’avis du client compte puisque nous sommes là pour le satisfaire. Avoir un restaurant quasiment plein en permanence, des clients comblés et qui vous complimentent pour le moment qu’ils ont passé à table… C’est cela qui est primordial. Aujourd’hui, par rapport au travail qui est fourni, au cadre onirique, à la réflexion faite concernant les plats que nous élaborons, je souhaiterais que mes équipes puissent prétendre à cette récompense, mais, hélas, je n’ai pas de réponse à fournir sur la ou les raisons qui puissent expliquer que le Balbec ne soit pas étoilé. Je vais continuer à ne pas déroger à la ligne de conduite que je me suis fixé pour satisfaire nos hôtes et je reste persuadé que le travail finira par payer. Mais je n’ai aucun ressenti vis-à-vis du Guide Michelin. Ils font leur travail et les étoiles sont de leur responsabilité.

Entretien

Le Grand hôtel de Cabourg est un lieu chargé d’histoire, un cadre onirique. Cette empreinte historique comme l’environnement maritime qui vous entoure sont-ils des sources d’inspiration pour votre cuisine ?

Forcément. On est au bord de l’eau et je suis Breton donc travailler des produits issus de la mer entre dans un processus de cohérence. Je serais en Isère, l’identité de ma cuisine serait la même mais avec des produits différents. A Cabourg, je me dois d’avoir des réflexions sur la mer qui est, rien que visuellement ou olfactivement parlant, une source d’inspiration permanente. La Normandie est le premier producteur d’huitres et je collabore par exemple avec une petite ostréicultrice qui travaille encore à l’ancienne et que j’ai dénichée à une heure et demie d’ici vers les plages du débarquement.

La confiance entre le chef et les pêcheurs, les agriculteurs qui lui fournissent les produits nécessaires à l’élaboration de ses recettes, c’est essentiel ?!

La relation entre le producteur quel qu’il soit et le chef est à mon sens la clé de la réussite. Avec les producteurs, nous avons l’habitude de nous rencontrer au grand hôtel en amont, avant de décider ou non de travailler ensemble car, au-delà du produit et de sa qualité, j’ai besoin de connaître la personne, que s’instaure entre nous un véritable rapport de confiance. Le producteur vient me voir avec des échantillons, on goûte, il me raconte son histoire, celle de ses produits. J’aime voir la passion dans les yeux de celles et ceux avec qui je travaille. Ensuite, je me déplace sur le lieu de production pour découvrir comment sont par exemple élevés les veaux, nourris les escargots… Que ce soit au niveau de la pêche, de l’agriculture ou des fromagers que j’ai trouvés dans la région, ce sont avant tout des rapports humains avec des personnes qui respectent l’environnement, aiment la nature. Cela se ressent forcément sur les produits qu’ils vont proposer.

Avec la mer à portée d’assiette, faîtes-vous appelle aux seuls producteurs des environs pour les produits nécessaires à la réalisation de vos mets ?

Le produit et le rapport avec le producteur sont les éléments clés mais effectivement, je privilégie autant que faire se peut une proximité géographique. Je propose par exemple du turbot à la carte et, parfois, parce que je souhaite des turbots d’une taille spécifique pour deux personnes et que les conditions météorologiques n’ont pas permis une bonne pêche, il arrive que j’en ai que très peu. Dernièrement, un couple était venu de Paris pour manger ce poisson dont ils raffolent. Malheureusement, je n’en avais plus. Je leur en ai expliqué les raisons et ils ont tout de suite compris. Nous ne sommes pas dans l’industrialisation, dans une consommation de masse. Ici, tout est dédié au produit, à sa qualité intrinsèque et, pour répondre à cela, il faut suivre la nature. La nature n’étant pas une science exacte, il faut donc faire avec ce qu’elle veut bien nous accorder quotidiennement. Il est rare que nous ayons des ruptures de produits, mais je dois faire avec toutes ces données pour élaborer ma carte. La qualité primera toujours sur la quantité.

Travailler avec des producteurs locaux, respecter la saisonnalité, penser environnement dans la réalisation des plats que vous composez… Est-ce là un élément clé que tout chef devrait respecter ?

C’est essentiel. Lorsque j’ai fait mon apprentissage, c’était beaucoup de crème, du beurre, des plats en sauce, de la cuisine très riche… Aujourd’hui, c’est de l’huile d’olive, de la cuisine la moins grasse possible. Le respect de l’environnement est devenu un élément essentiel qui passe en premier lieu par le producteur, par le choix de la proximité afin d’éviter un trop long temps de trajet donc l’assurance de produits frais, le respect primordial de la saisonnalité. Lorsque je vois certains restaurants servir des Saint-Jacques en été, cela me fait bondir ! Aujourd’hui, le drame c’est que sur l’ensemble des restaurants en France, seuls 30% d’entre eux font de la cuisine, les autres se contentent de préparer à manger ! On est trop peu à transformer un légume, à transformer un fruit, à faire des jus de veau car nous sommes aujourd’hui hélas avant tout dans la rentabilité, dans la consommation de masse. La plupart des restaurants achètent dans de grandes enseignes des produits déjà élaborés ce qui conduit à une nourriture fade et insipide. Tant que ce problème-là ne sera pas réglé, que l’on continuera à acheter des îles flottantes dans des plastiques, des poudres pour faire ses gâteaux, la question du respect environnemental sera compliquée à résoudre. Je ressens pourtant une adaptabilité de la part de la clientèle, apte à comprendre qu’il vaut mieux une carotte bio pas très uniforme mais avec un goût incomparable que quelque chose de bien calibré mais bourré de pesticides. Si les consommateurs commencent à penser environnement lors de leurs achats, alors les fournisseurs seront obligés de s’adapter. Aujourd’hui, les habitudes commencent à changer sous l’impulsion de la jeune génération qui a bien conscience que si l’on ne prend pas en compte le respect de la nature, le monde de demain sera très compliqué.

La haute gastronomie, est-ce un produit d’exception combiné à une cuisson maîtrisée à la seconde ?

C’est avant tout le produit d’exception, mais exception ne rime pas forcément avec cher. Ensuite vient la maîtrise de la cuisson et l’assaisonnement auquel s’ajoute la personnalité du chef.

Entretien

Pour décrire cette gastronomie, le chef Pierre Gagnaire disait : “La cuisine est multi-sensorielle. Elle s’adresse à l’œil, à la bouche, au nez, à l’oreille et à l’esprit. Aucun art ne possède cette complexité” Vous partagez ce point de vue selon lequel la cuisine mettrait tous nos sens en émoi ?

Tout est dit dans cette phrase. La cuisine, ce n’est que véhiculer de l’émotion, exacerber les sens. La gastronimie est un art car au même titre que le théâtre, la musique, la peinture… Elle peut vous apporter une émotion qui, en une bouchée, vous transportera totalement. C’est là toute la magie de la grande cuisine.

La carte du restaurant change assez régulièrement. Comment se déroule le processus de création, de l’inspiration au plat que l’on déguste dans notre assiette ?

Je me fixe tout d’abord un produit, par exemple un poisson, le Saint-Pierre. Que vais-je apporter au Saint-Pierre ? Je pense au poisson en lui-même, à ses caractéristiques. Pour le Saint-Pierre il doit être légèrement nacré au niveau de la cuisson, je pense à la qualité de la chair du poisson. Ensuite, je prends les produits de saison qui vont être présents. Est-ce que je décline un légume en y ajoutant un fruit avec de l’acidité ou bien au contraire de l’aigre-doux ? Une fois chez moi, je commence à élaborer des croquis que je colorie car j’aime bien me représenter visuellement ce que donnera la recette. J’ai la texture en tête assez précisément, mais le goût, lui, n’est pas totalement déterminé. Ensuite, je partage ma vision de l’ensemble avec mes adjoints afin de faire évoluer les choses jusqu’à trouver la recette telle qu’elle sera servie aux clients.

Haute gastronomie rime souvent avec France. Il semble néanmoins qu’aujourd’hui de plus en plus de chefs internationaux, dont certains viennent s’installer et travailler en hexagone, contestent cette suprématie. Pensez-vous que notre pays risque rapidement de perdre son hégémonie qui, historiquement, le faisait régner sur la gastronomie mondiale ?

La France restera l’image de la gastronomie de par son histoire, mais il faut reconnaître qu’elle n’est pas au-dessus de bien autres nations. Il y a aujourd’hui des chefs extrêmement talentueux sur tous les continents et en Asie, au Japon par exemple, les chefs font preuve d’une telle rigueur, d’un acharnement, d’une précision qui, à mon avis, en font les numéros un de la gastronomie mondiale. Cette mondialisation de notre société touche tous les secteurs et la grande cuisine n’y fait pas exception.

Si je vous invite à dîner, que dois-je préparer pour vous faire plaisir ?

Si vous voulez vraiment me faire plaisir, vous me préparez un bon poulet fermier avec de petits oignons caramélisés, des carottes, quelques pommes de terre, un verre de Crozes-Hermitage et je suis le plus heureux des hommes.

Entretien


Sonia Wieder-Atherton, violoncelliste
Christophe Delbrouck, Zappa sur le bout des doigts !

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