Entretiens Musique

Claire Désert, retour aux sources…

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Plus encore que le romantisme allemand de Brahms ou de Schubert, c’est celui de Schumann et cette musique d’urgence, perpétuellement sur le fil, où le vertige s’invite entre les lignes qui, tel un fil rouge, jalonne le parcours musical des touches noires et blanches de Claire Désert. De ses premiers pas pianistiques à Angoulême, sa ville natale, à son année de perfectionnement dans le Moscou du milieu des années quatre-vingts, l’ex-pensionnaire de la rue de Madrid, concertiste, chambriste et professeure au conservatoire national de Paris, nous livre sa version de la pédagogie et, plus largement, du musicien.

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« Avec le piano, c’est toute la musique que l’on a dans notre instrument. »

Le parcours musical dépend beaucoup des rencontres. Est-ce justement la rencontre d’une professeure à Angoulême et une pédagogie disons non dogmatique qui vous ont donné cette envie de poursuivre le piano pour en faire carrière ?

Il est vrai que j’ai eu la chance de bénéficier de bonnes fées dès le début de mon parcours. Mes deux premières professeures, la maman et la fille ensuite, étaient deux amoureuses de la pédagogie, passionnées de musique, avec toutes les deux un vrai sens de la transmission. Je garde un excellent souvenir de ces premiers cours. C’est la maman qui, la première, m’a mise les doigts sur le piano et sa fille m’a conduite au conservatoire. Je leur suis très reconnaissante d’avoir reçu une pédagogie non dogmatique comme vous le spécifiez et une approche très naturelle, très tactile du piano. Ça a été l’occasion de m’épanouir de manière naturelle sans jamais ressentir la moindre contrainte.

Cette pédagogie non dogmatique et très sensorielle est-elle celle que vous appliquez vous-même en tant que professeure du CNSMD ?

Autant je peux avoir une image assez précise de la concertiste, de l’interprète que je suis autant il me paraît assez difficile d’avoir un véritable recul sur la pédagogue. De manière évidente, je pense que le discours que j’ai entendu enfant et adolescente irrigue forcément celui qui est le mien aujourd’hui en tant que pédagogue.

Est-ce que l’enseignement, cette transmission aux étudiants vous nourrit en tant que concertiste ?

Je me suis effectivement rendu compte, et cela s’avère de plus en plus prégnant, que l’interprète nourrit la pédagogue comme la pédagogue l’interprète. Il me serait impossible de me passer de l’une ou l’autre de ces deux activités qui sont devenues essentielles. Cette double casquette est d’ailleurs, je le crois, une bonne chose pour mes étudiants puisqu’il y a énormément d’interactions entre ces deux activités.

Photo : Jean-Baptiste Millot

Vous qui aujourd’hui êtes passée de l’autre côté du miroir, que gardez-vous de votre concours d’entrée au Conservatoire qui, à l’époque, se situait rue de Madrid alors que vous n’étiez âgée que de quatorze ans… Concours d’entrée qui débouchera sur une vie parisienne pour la jeune fille que vous étiez ?!

Tout cela me paraît très lointain mais j’en garde le souvenir de quelque chose d’assez subit. Aujourd’hui, je vois beaucoup d’étudiants tenter de passer le concours d’entrée plusieurs fois alors que moi j’ai intégré le Conservatoire sans véritablement savoir ce que cela pouvait représenter. À cette époque, je ne savais même pas réellement ce que je souhaitais faire dans la vie, tout cela restant très flou. Dans mon parcours musical, j’ai toujours quelque peu eu cette impression d’avoir pris le train en marche. Ce n’est que lorsque j’ai été reçue à ce concours d’entrée que j’ai pris conscience que ce que vivre seule à Paris signifiait véritablement. Je n’ai aucun souvenir douloureux de ce changement de vie même si effectivement, à quatorze ans, alors que j’étais encore très fille à papa et à maman, le fait de me retrouver seule dans la capitale représentait un petit tsunami. Je me souviens néanmoins de manière très claire d’un grand sentiment de liberté. Je pouvais aller aux concerts, décider de mon emploi du temps… Même si je savais que cette vie n’était pas forcément normale puisque j’étais encore une jeune adolescente, j’avoue que cette ouverture d’un champ des possibles rendait cette émancipation fort agréable.

Le premier concert que vous avez donné à la salle Pleyel pour le final du 3 e Concerto de Beethoven a-t-il été une élément déclencheur voire fondateur dans votre parcours pianistique ?

Rien n’a été véritablement fondateur. Je vois mon parcours musical comme quelque chose de très naturel, un enchaînement fluide d’évènements qui m’ont construite. Je n’ai jamais eu l’impression d’un point initial qui aurait déterminé tout le reste. Pour ce concert, j’ai par contre encore la sensation de cette grande salle qui me donnait l’impression de n’être qu’une toute petite chose. C’était la première fois également que je jouais avec un orchestre. Plus que fondateur, j’avais ce sentiment d’être dans la découverte.

Pour poursuivre sur le registre des concerts, Aux Folles journées de Nantes, vous avez joué en prison, participant à une ouverture de la musique classique que l’on a tendance à sacraliser. Comment expliquer que la musique classique pâtisse encore, pour certains, d’une image figée voire passéiste et comment la rendre accessible à tous ?

Le constat que vous faites est évident. Je l’ai toujours entendu mais je n’ai pas pour autant de recette miracle pour trouver la solution. Cela passe à mon sens d’abord par une éducation à l’école afin que cette musique classique ne soit pas ostracisée. Il est normal que la musique qui est peu diffusée sur les ondes paraisse étrangère à une jeune génération dont les oreilles ne sont pas sensibilisées au classique. Je trouve dommage que l’on ne parvienne pas à trouver les clés d’un apprentissage très simple et ce dès les premières classes de primaire pour justement sensibiliser à cette musique. Après, il faut quand même noter que des choses ont été mises en place comme par exemple ces « jeunesses musicales » dont bénéficiait la génération de nos parents. Cela permettait d’offrir des concerts partout en France et donc d’inviter les écoles et les élèves à découvrir la musique sur scène. Aujourd’hui, d’autres initiatives sont à l’honneur et je le vois bien lorsque je suis amenée à jouer devant des jeunes par exemple. Il est à noter que de nombreux orchestres comme la philharmonie de Paris font venir des écoles pour leurs répétitions générales. Je ne pense pas que l’on puisse dire que la musique classique pâtit d’un facteur économique quelconque qui la rendrait élitiste lorsque l’on voit ce que certains sont prêts à débourser pour s’offrir un concert de variété ou un match de foot. On ne peut d’ailleurs que saluer cette politique tarifaire très attractive afin de faire venir les jeunes aux concerts classiques. Vous parliez des Folles journées de Nantes et il me semble vraiment, sans démagogie aucune, que René Martin fait le maximum pour justement tendre la main à la jeune génération et éveiller sa curiosité à l’égard de la musique classique. 

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À 19 ans vous partez à Moscou, au conservatoire Tchaïkovski, à une époque où le conservatoire de Paris ne voyait pas d’un œil le départ de ses élèves. Est-ce là que, seule face à votre piano, l’amour du travail est réellement né ?

Concernant mon départ du conservatoire de Paris pour aller étudier à Moscou, je me souviens là encore d’avoir bénéficié d’une certaine chance. Brigitte Engerer qui était partie plusieurs années à Moscou m’avait confié que son directeur du conservatoire avait été très contrarié, c’est le moins que l’on puisse dire, à l’idée de la laisser ainsi partir et quitter le sacro-saint conservatoire de Paris. À cette époque, on ne partait pas aussi facilement que c’est le cas aujourd’hui où je vois nombre de mes étudiants faire des Erasmus par exemple. J’étais allée voir Marc Bleuse qui était le directeur du conservatoire de l’époque alors que j’étais en troisième cycle pour lui demander son accord concernant ce départ au conservatoire Tchaïkovski à Moscou. Il m’avait dit : « Cela va faire un précédent, mais si vous souhaitez partir, faites-le car ça sera une très belle expérience pour vous ! » Contrairement à Brigitte Engerer, j’ai eu la chance d’avoir un directeur à l’esprit très ouvert. À Moscou, je ne partais pas totalement en terre inconnue puisque j’avais rencontré le merveilleux professeur qu’était Evgeni Malinine par le biais d’une académie musicale à laquelle je participais chaque année à Tours. C’est lui qui m’a invitée à intégrer le conservatoire Tchaïkovski pour poursuivre le travail pédagogique qu’il avait initié. En ce temps, rares étaient les musiciens à pouvoir quitter l’URSS pour venir enseigner en Europe. La vie dans le Moscou du milieu des années quatre-vingts était très particulière même si, avec Gorbatchev, le pays s’ouvrait progressivement. Par rapport à Paris où tout me semblait facile, coloré puisque j’habitais à la cité des arts en face de l’île Saint-Louis avec mon piano dans ma chambre, la transition a été un choc. Je suis arrivée à Moscou en plein hiver, tout était gris. Avec le recul, je suis heureuse d’avoir pu me confronter à une société totalement différente de celle dans laquelle je vivais, m’y retrouvant plongée en véritable immersion. Il était à l’époque très compliqué d’appeler l’occident car les conversations étaient surveillées et les coups de téléphone très chers. Cela obligeait à vivre en autarcie, juste tournée vers la musique. J’étais un peu coupée du monde et, à certains égards, je regrette que cela ne soit plus possible aujourd’hui où nous sommes tout le temps et partout connectés. Le fait d’être ainsi coupée pendant un an de son « milieu naturel » m’est apparu comme une expérience merveilleusement formatrice.

Que vous a appris cet enseignement dans la rudesse de cette vie moscovite du milieu des années 80 ?

Cette société qui connaissait beaucoup de privations et d’inconvénients était musicalement d’une grande richesse. Je pouvais aller au concert tous les soirs pour y découvrir tous les merveilleux artistes russes qui se produisaient dans leur pays. Pour un rouble, j’avais l’occasion unique, dans la grande salle du conservatoire Tchaïkovski, de voir jouer Richter. Forcément, je ne m’en suis pas privée et me nourrir ainsi de ces concerts donnés par les plus grands a forcément compté dans mon parcours musical.

En tant que pédagogue, comment qualifiez-vous l’interprétation entre le respect du texte presque sacralisé et l’imprégnation du Moi qu’intègre le musicien ?

Je retiendrai personnellement la première partie de votre phrase avec ce respect du texte, sacralisé dans le sens où il est la source comme le but ultime, l’alpha et l’oméga de tout interprète. Le texte ne doit pas être vécu comme une contrainte mais comme une source de joie, de plaisir, de recherche sans fin qui tend vers quelque chose d’infini. Concernant les grands textes, impossible d’en venir au bout à vingt-ans mais moins encore à cinquante si j’en juge par ma propre expérience. Le texte, c’est une source inépuisable, un chemin toujours ouvert, une chance merveilleuse.

Vous aimez le chant. Faut-il justement faire chanter son piano ou même le faire parler comme me le disait Jean-Claude Pennetier afin qu’il raconte une histoire et transmette l’émotion que le compositeur a souhaité véhiculer par le biais du texte ?

Le piano a cette chance de pouvoir tout faire ! Il peut chanter, être extrêmement vocal en imitant, comme chez Chopin par exemple, un belcanto ou bien encore un vibrato de soprano. Il peut être totalement orchestral, capable de vrombir tel un orchestre comme dans certaines œuvres de Liszt. Il peut également être effectivement dans la diction comme le soulignait Jean-Claude Pennetier. En tant que pianiste, on a vraiment cette impression que tous les moyens d’expression nous sont donnés. Certes, des contraintes existent comme le fait que le son de chaque note s’éteint, mais on parvient à les surmonter grâce à la puissance de conviction de l’interprète et aux outils dont bénéficie le clavier. On a donc cette impression de pouvoir jouer tout le répertoire, du lied à l’opéra, de la transcription d’un quatuor à cordes à une symphonie… Avec le piano, c’est toute la musique que l’on a dans notre instrument.

Photo : Jean-Baptiste Millot

Brahms, Schubert et surtout Schumann… Le répertoire romantique est omniprésent dans votre discographie. Est-ce Jean Hubeau, votre professeur pour la Musique de Chambre au conservatoire, qui vous a transmis ce goût tout particulier pour Schumann ?

C’est vrai que Jean Hubeau a été important pour moi avec une pédagogie que j’aurais d’ailleurs du mal à définir avec précision. Sa présence a été très inspirante. À ses côtés, c’est comme si j’avais appris par capillarité. Le fait de le voir jouer, de regarder ses mains d’où naissait l’harmonie aux travers de ses dix doigts… Tout cela a grandement participé à ma formation de pianiste. Jean Hubeau m’a donné des exemples concrets en me jouant les quatuors de Schumann ou de Fauré dont il a enregistré l’intégrale à la fin de sa vie. Je me souviens de son travail sur la pédale du piano dont il notait très précisément tous les détails sur la partition, ce qui répondait à un souci d’une écoute claire et extrêmement harmonique. Je devais avoir quatorze ou quinze ans lorsqu’il m’a fait étudier le quatuor pour piano de Schumann et cela a sans doute participé à générer cet amour que j’ai pour cette musique romantique allemande.

Pour votre premier enregistrement vous aviez choisi des œuvres pas forcément les plus connues du répertoire de Schumann, les Novelettes et l’opus 111. Qu’est-ce qui a motivé ce choix et que gardez-vous de cette première expérience discographique, d’un enregistrement qui se veut une photographie d’un instant ?

Ce choix ne s’est pas effectué dans un souci d’opportunisme discographique en me disant que ces œuvres étant moins jouées que d’autres il serait bon de les enregistrer pour me démarquer. J’étais d’ailleurs bien trop jeune à cette époque pour avoir une quelconque notion d’un opportunisme musical. Concernant les « Novelettes », j’avais très jeune joué la plus connue, c’est-à-dire la huitième. À partir de là, je me suis vite mise à déchiffrer les autres et à les travailler pour tenter de les entendre comme un cycle. C’est d’ailleurs un cycle que l’on peut qualifier de très roboratif et que je n’ai que rarement joué dans son intégralité. Même si l’on joue surtout la première, la deuxième et la huitième, il y a des pages dans les autres qui sont tout simplement magnifiques et s’avèrent du pur Schumann. L’opus 111 est une musique qui m’a tout de suite parlé alors que ce n’est pas le Schumann le plus brillant de l’opus 9, du « Carnaval de Vienne » ou bien encore des « Papillons ». Très vite, j’ai trouvé de l’intérêt, de l’envie et une proximité avec la musique de Schumann, même si certains la considèrent difficile d’accès.

Schumann, c’est en effet une musique sur le fil, une musique d’urgence, de vertige parfois qu’on lit entre les lignes. Est-ce ce discours qui vous a touché et explique que ce compositeur soit un fil rouge de votre carrière ?

Certainement. Entre un interprète et certains compositeurs se créaient, avec le temps, des affinités électives. Il y a cette idée que plus on connaît un langage et plus on a envie de s’y abreuver et donc de revenir en permanence à sa source. Je ne joue pas que Schumann mais force est de constater effectivement en regardant ma discographie que je lui consacre une bonne partie de mes enregistrements. Mon prochain disque ne fera d’ailleurs pas exception à la règle. C’est un travail qui m’accompagne et un compositeur dont je me nourris. Schumann, Beethoven, Debussy et Fauré que je n’enregistre pas mais que je joue souvent à la maison sont ainsi des compositeurs auxquels j’aime revenir très régulièrement. On fait d’ailleurs souvent des parallèles entre Chopin et Fauré mais je dois avouer que je vois personnellement beaucoup de ponts dans le discours suggéré, entre les lignes de Schumann et de Fauré. En France, je note que Schumann n’est pas un compositeur qui parle à tout le monde et le public peut d’ailleurs s’avérer décontenancé. Cette fragilité, cette urgence dont vous parliez, ce côté au bord de la rupture et cette insondable tendresse ou douceur que l’on peut retrouver dans certaines pièces où il va si loin avant de conclure par un lied, ce sont là autant de paramètres qui me touchent de manière très intime.

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Vous possédez chez vous plusieurs pianos. Chaque piano a-t-il une « fonction » particulière et le fait d’en changer presque à chaque fois en concert fait-il que le rapport à l’instrument est peut-être moins intense que pour un violoniste ou un violoncelliste par exemple ?

Le fait de devoir en permanence changer de piano en concert est quelque part une chance car on n’a pas le choix là où les violonistes vont parfois passer toute leur vie à chercher l’instrument qui tend vers leur idée de la perfection sonore. Nous, quelque que soit le piano, on doit pouvoir donner une heure trente de récital et donc s’adapter à ce compagnon du jour que nous ne connaissons pas et qu’il convient d’apprendre à maîtriser. C’est une donnée qui est intégrée de manière inconsciente dès notre plus jeune âge. Parfois les rencontres entre l’interprète et l’instrument sont merveilleuses, avec un piano qui suggère énormément de choses, à d’autres cela peut s’avérer plus chaotique. Ces contraintes nous mettent dans un inconfort qui s’avère une source de recherches, permettant d’entendre et de voir les choses sous un angle différent. À la maison, je possède un piano de travail et un modèle B de chez Steinway lorsque le morceau est plus abouti. J’avoue également être passionnée par les pianos-forte. Cette ouverture vers les pianos anciens m’a été très profitable, m’obligeant à entendre la musique autrement et à prendre conscience de ce que ce piano disait de l’œuvre elle-même, en proposant une vision sonore tout à fait nouvelle.

Camille et Julie Berthollet accordent leurs violons !
Jean-Claude Pennetier, monstre sacré !

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