Après avoir dédié une partie de sa vie au monde associatif dans le domaine des aumôneries de jeunes, Jean-Louis Wathy a rejoint Les Petits Frères des Pauvres en 2004. D’abord en charge d’une implantation locale sur Paris, l’homme est devenu membre de l’équipe de direction, chargé du développement de l’association en France. Depuis sa création au sortir de la seconde guerre mondiale, Les Petits Frères des Pauvres viennent au secours des personnes âgées qui, au-delà de l’aide alimentaire, trouvent auprès des bénévoles de l’association un lien avec le monde, un peu de compagnie dans ce quotidien de solitude qui est souvent le leur.
« La fracture n’est pas que sociale, mais se situe également entre la politique nationale qui instrumentalise la précarité là où les politiques régionales et communales, elles, agissent ! »
En 1946 Armand Marquiset créait les Petits Frères des Pauvres pour les personnes âgées, qui étaient – dans le contexte économique et social de l’époque – “les plus pauvres”. En plus de soixante ans, les choses ont-elles selon vous évolué dans le bon sens ?
La volonté d’Armand Marquiset était de créer quelque chose de très communautaire, capable de générer un réseau pour aider les personnes âgées. Il souhaitait instaurer cela dès 1939, mais la seconde Guerre Mondiale a repoussé son projet. En fait, c’est en parlant longuement avec le curé de la paroisse Saint- Ambroise à Paris qu’Armand Marquiset s’est rendu compte de la misère qui touchait de nombreuses personnes âgées. Ces hommes et femmes avaient perdu tout revenu pendant la guerre et n’avaient plus rien pour vivre. La première démarche était d’apporter un repas à ces gens démunis qui, pour la plupart, n’avaient même pas de quoi se nourrir. L’idée allait plus loin car elle ne consistait pas uniquement à donner à manger, mais également à aller à la rencontre de ces personnes pour la plupart seules. Le repas n’a en effet vraiment de valeur que s’il est accompagné d’un sens du partage. En plus de 60 ans, les choses ont bien sûr évolué au sein de notre société puisque, aujourd’hui, la retraite garantit aux personnes âgées un revenu minimal pour subvenir à leurs besoins. Mais, effectivement, les problèmes restent nombreux et les personnes âgées sont un segment de la population fragilisé qui connaît à nouveau actuellement des problèmes de pauvreté en cette période de crise.
« Des fleurs avant le pain » est le précepte premier du fondateur des Petits frères des pauvres. Est-ce un adage que vous suivez encore aujourd’hui ?
Sans aucun doute ! Manifester par une attention, un geste, un sourire que l’on est heureux d’offrir un repas à une personne en situation de précarité est presque aussi important que le repas lui-même. Recréer une relation, un échange verbal avec des personnes âgées isolées est primordial. Si, aujourd’hui, on est de plus en plus amené à répondre à des questions d’aide matérielle, il ne faut pas perdre de vue l’idée de l’esprit fraternel qui, depuis sa création, caractérise les Petits Frères des Pauvres. Il faut savoir que nous rencontrons des personnes en situation de total isolement. La France a pris conscience de cette situation avec la dramatique canicule de 2003 où de nombreuses personnes âgées sont mortes parce que personne ne s’est inquiété de leurs cas. Ces fleurs avant le pain, c’est apporter de la vie. Un signe d’espoir là où celui-ci a disparu par l’absence de relation.
On a l’impression que la personne âgée, qui était autrefois respectée et vivait souvent au sein de la cellule familiale, est aujourd’hui peu à peu oubliée. Comment expliquer ce changement ?
La famille s’est transformée. Elle n’est pas morte, mais se retrouve dans une incapacité d’action. Comment voulez-vous matériellement accueillir une personne âgée à domicile lorsque votre salaire ne vous permet même pas d’avoir un logement adapté pour vous et vos enfants ? Avec les problèmes fonciers, qui peut accueillir une personne à Paris ? Le rythme des vies actives n’est également pas propice à simplement sortir de son travail pour aller voir sa mère et passer une heure avec elle ! Comment aujourd’hui répondre à ces transformations ? Tout d’abord en recréant des réseaux de proximité, en renouant des liens avec les personnes dans les quartiers, les villages… Simplement faire descendre une personne de chez elle pour aller boire un café donne à la vie de celle-ci un tout autre sens. On a dû mal à faire passer le message à nos politiques que la question de la mobilisation d’hommes et de femmes est aussi importante que le dispositif médicosocial proprement dit, mais on y travaille activement.
Pensez-vous que l’individualisme et l’absence de communication soient des facteurs inhérents à notre société ?
L’individualisme contemporain est, de fait, très marquant. Il est néanmoins souvent mis en avant pour dire que l’on n’est pas responsable de tout cela collectivement. Ce sentiment d’individualisme est un écran qui nous empêche de trouver des solutions. Il faut pourtant savoir que l’implication individuelle, de petites mobilisations par exemple, sont possibles partout et entraînent énormément d’effets positifs. Le bénévolat ne disparaît pas, il se transforme ! Je suis très marqué par tous ces réseaux sociaux qui se créaient sur Internet et montrent que des personnes tentent de se retrouver. Aux Petits Frères des Pauvres, nous sommes en train de développer et tester un outil que l’on appelle « voisinage » et qui, via le web, offre à des voisins la possibilité de s’intéresser aux personnes âgées dans leur voisinage et ainsi se relier les unes aux autres. On a vu, dans la petite expérimentation que l’on a réalisée, que des personnes viennent alors qu’elles ne sont pas habituées au bénévolat. Les gens se rencontrent, parlent, échangent et retrouvent le goût de l’autre, du monde qui les entoure. L’église, le politique ont du mal à recruter aujourd’hui. C’est une réaction de la société qui fuit les institutions et, pour autant, le bénévolat sous des formes diverses continue à croître. Le militantisme est différent en raison du contexte de notre société qui a changé, mais nous sommes persuadés que l’on peut trouver le moyen de baisser l’isolement par la rencontre.
Quelles sont les actions menées quotidiennement par les bénévoles de l’association pour aider les personnes âgées à sortir de la solitude ?
Notre action primordiale est la rencontre et la visite. Notre souhait est que les bénévoles se retrouvent dans un projet collectif. La première rencontre se fait souvent au café du coin car la personne vit dans un lieu si désert, sans vie, qu’elle ne peut accepter dans un premier temps d’y accueillir du monde. Il y a toujours deux bénévoles qui s’occupent d’une personne âgée afin d’éviter que le bénévole ne culpabilise si jamais il doit déménager et rompre le lien qui l’unissait avec la personne dont il s’occupe.
Pouvez-vous nous parler des lieux d’écoute et d’accueil crées par l’association (l’Étape, le Café des Petits Frères des Pauvres…) ?
Ce sont deux lieux emblématiques des Petits Frères des Pauvres à Paris. L’Étape est dédiée aux personnes sans domicile fixe qui souhaitent sortir de la rue. C’est un lieu chaleureux où les personnes peuvent se poser, faire une lessive, échanger les unes les autres, brefs créer un lien afin de briser cet anonymat et cette solitude de la rue. L’Étape est ouverte tous les matins et propose à ceux qui y viennent un vrai petit- déjeuner. Nous nous sommes rendus compte au fil du temps que ce premier repas était primordial pour dynamiser la journée et donner de l’entrain à ceux qui vivent dehors. Le Café des Petits Frères des Pauvres est un lieu où vient qui veut. Il s’y passe beaucoup de choses car nous organisons toujours un événement, que ce soit une expo, de la musique, un débat…
Vous avez également mis en place un numéro de téléphone (0 800 47 47 88) qui se nomme solitud’écoute. Vous recevez beaucoup d’appels au secours ?
Oui, énormément et le nombre d’appels est en constante augmentation. Nous sommes à l’écoute tous les après-midi, dimanches et jours fériés compris. Nous proposons une écoute anonyme à des personnes en quête de rencontre, de dialogue. Bien sûr, cet anonymat peut se rompre si la personne le souhaite et nous procédons alors à un signalement à la commune pour briser l’isolement de cette personne.
En 1995, lors d’une interview au journal télévisé de France 2, Jacques Chirac déclarait : « Aucune civilisation n’a duré quand elle acceptait la fracture sociale des exclus. » Notre civilisation touche donc à sa fin !
Une fois qu’on le dit, qu’est ce qu’on en fait ? Si on en reste là, notre société est mal engagée. Mais je veux voir le travail énorme de bénévoles qui y croient encore et se mobilisent en nombre. Je suis plutôt optimiste même s’il y a de fortes alertes au niveau financier. Il est néanmoins dommage de constater que le combat contre la précarité se passe beaucoup plus au niveau des communes qu’au sein même des décisions gouvernementales. La fracture n’est pas que sociale, mais se situe également entre la politique nationale qui instrumentalise la précarité là où les politiques régionales et communales, elles, agissent !