Société

Jocelyne Dakhlia, historienne et anthropologue du Maghreb

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EntretienPort du voile, prières en pleine rue par manque de mosquées, vague halal même dans les chaînes de restauration rapide… La France découvre depuis quelques années que notre société est également peuplée de musulmans qu’elle semblait jusqu’ici ignorer. Cette religion, qui vivait plutôt cachée, s’affiche et, comme tout ce que l’on ne connaît pas, fait peur ! Malheureusement, au lieu d’établir un dialogue constructif afin de comprendre us et coutumes, on pointe du doigt, on légifère, confortant ainsi un communautarisme dangereux. Jocelyne Dakhlia, spécialiste du Maghreb, nous explique les raisons pour lesquelles la France a si peur du monde musulman. Mais pour que la surenchère ne réponde plus à l’intolérance, quelle solution ?


« Il y avait une forme de racisme anti-arabes dans les années 1970-1980. Aujourd’hui, ce racisme s’est transposé en anti-musulmans »

Vous êtes née d’une mère française et d’un père tunisien. Vous êtes vous sentie dès le plus jeune âge tiraillée entre Orient et Occident ?

Pas du tout ! Cela ne m’a jamais posé de problème. J’ai grandi en Tunisie et, même si, en France, les choses auraient été peut-être différentes, se poser la question d’un tiraillement revient déjà à opposer l’Orient et l’Occident en tant que société.

Avant d’aborder l’Islam, faut-il distinguer son aspect religieux, politique et civilisationnel ?

Il est en effet important de faire le distinguo puisque l’on a en tête que l’islam est une religion qui va régir totalement l’existence des gens. De fait, dans la terminologie même du mot, on fait pourtant la différence entre l’islam religieux et l’Islam en tant que civilisation. Il est donc primordial de distinguer ce qui relève du politique, du social et du religieux. De nombreuses personnes se sentent en effet de culture islamique ou musulmane sans être religieux ou même croyant !

Comment expliquer que les récentes élections au Maroc, Tunisie et Égypte fassent de l’islam religieux une force politique désormais au pouvoir ?

Les partis religieux ont d’abord constitué des forces d’opposition durant de nombreuses années, jusqu’à entrer dans le jeu politique. Il faut comprendre que, pendant la période où des pays comme la Tunisie ou l’Égypte était sous le joug de régimes dictatoriaux, les islamistes apparaissaient comme le seul contre- pouvoir et étaient d’ailleurs, à ce titre, fortement réprimés. Après la révolution, les partis islamistes se sont donc imposés tout naturellement comme la seule force politique, puisqu’ils avaient pris racine de longue date au cœur même de la société. Ainsi, lorsque les dictatures étaient déficientes au niveau social, ce sont les partis islamistes qui faisaient construire des dispensaires. Le religieux se substituait donc à l’État en aidant les populations, qui s’en sont massivement souvenues en se rendant aux urnes.

Justement, alors que l’on croyait que les révolutions du monde arabe aboutiraient sur une société à tendance libérale, les populations ont choisi par les urnes un islamisme modéré. Comment expliquer qu’à la dictature succède un Islam radical ?

Le résultat des élections a surpris tout le monde, mais je crois qu’il faut d’abord comprendre que le fait que les jeunes se soient mobilisés par le biais des réseaux sociaux n’est pas incompatible avec le fait d’être islamiste. Si les médias se sont focalisés sur les jeunes blogueuses qui, en pointe, se présentaient comme féministes, laïques et anti-islamistes, elles étaient loin de représenter TOUTE la population de ces pays du monde arabe. Lorsque l’on arrive à ces taux de vote, on peut dire qu’il y a une réelle légitimité.

Au sein de notre société, lorsque l’on pense islam, on pense « soumission » à une religion (port du voile, interdiction de boire de l’alcool, de manger du porc…). Pensez-vous que cette « soumission », que beaucoup apparentent à une privation de la liberté individuelle, participe à cette peur actuellement grandissante de l’islam ?

Le propre des religions est d’imposer des règles, quelles qu’elles soient et, en cela, le christianisme non plus ne déroge pas à la règle ! La religion repose bien évidemment sur des interdits et l’islam, pas plus que d’autre. À partir de ces bases religieuses, toute personne croyante peut choisir d’appliquer ou non ces règles. Il est vrai qu’en France, nous étions pendant des années habitués à un islam disons « light » où des musulmans buvaient de l’alcool et ne respectaient pas forcément le ramadan. On était un peu dans le « Si vous voulez prier, faites-le… Mais chez vous ! » Aujourd’hui, on note une certaine fierté musulmane et un regain collectif. Certains, qui se sont tus depuis trop longtemps, en rajoutent, comme on peut le voir actuellement avec toute cette « vague » du halal. Il est heureusement loin le temps où, en France, on avait presque honte d’être musulman ! Il faut comprendre que, sans dialogue, les choses n’iront pas en s’arrangeant. Plus il y a une réaction d’intolérance d’un côté et plus il y a une volonté de faire accepter ses droits de l’autre. Il faudrait donc que les efforts soient partagés pour faire avancer les choses.

Pensez-vous que le débat sur l’islam et la laïcité, souhaité par Nicolas Sarkozy et Jean-François Copé, ait été une bonne chose ?

Il n’a déjà eu que trop d’effet ! Des que l’on agite le chiffon de l’islam, on fait passer le message qu’il y a un problème lié inexorablement à cette religion. Qu’on pose des limites, des droits, c’est normal, mais je trouve que beaucoup trop de débats franco-français, comme celui sur la laïcité par exemple, se sont réglés sur le dos de l’islam. Les politiques doivent comprendre que toute interdiction produit des effets de crispation et donc, des réactions à l’encontre d’une privation d’un droit. Ne pas accepter le port du voile intégral fait forcément des émules en créant un effet de persécution. On devrait pouvoir discuter de ces questions de manière plus sereine, sans dramatiser la chose ou pire, la diaboliser. Je tiens par contre au principe de réversibilité des choses. Une fille qui a un besoin religieux au moment de l’adolescence doit se sentir libre de faire machine arrière. Il ne faut surtout pas s’enfermer dans une forme de communautarisation. Éviter parfois d’avoir recours à des lois, mais avoir recours au dialogue me semble plus utile. Il faudrait donc une certaine pédagogie autour du voile, qui est loin d’être équivalent à la prise du voile chez les religieuses chrétiennes.

Pensez-vous que les croisades restent, encore aujourd’hui, une plaie ouverte entre l’Orient et l’Occident ?

C’est surtout une plaie ouverte pour les sociétés musulmanes qui ont ressenti ces croisades comme une véritable agression. Aujourd’hui, notre société a trop tendance à stigmatiser le monde musulman. Le fait que l’on accorde, par exemple, autant d’importance à la polygamie, qui est largement minoritaire dans le monde musulman, le montre. Là encore, ce sont des traces venues du Moyen Âge, où l’on dépeignait l’homme musulman comme libidineux. Il faudrait sortir de ces clichés et tenter d’aider au maximum à l’intégration, alors que c’est le contraire qui se produit. Actuellement, le processus de reconfiguration de l’Europe qui tente de se trouver un dénominateur commun – le christianisme – renforce même de façon inconsciente ce sentiment anti-musulman.

Dans une société où la jeunesse manque profondément de repères (disparité du système d’éducation, peu de débouchés professionnels, impuissance des politiques à résoudre les problèmes d’une société en proie à la crise…), toute radicalisation, quelle qu’elle soit, n’est-elle pas dangereuse ?

Oui et en même temps, les révolutions dans le monde arabe, comme les mouvements protestataires dans le monde occidental, montrent que la jeunesse prend conscience de la situation mondiale actuelle et se mobilise en se trouvant des points communs. Absence de débouchés professionnels, précarité, niveau de vie inférieur à celui des parents, difficultés à s’assumer civiquement en tant qu’adulte… Il y a une prise de conscience collective : quelle que soit la culture, on doit aujourd’hui faire face aux mêmes problèmes. C’est à mon sens un message d’espoir que lance la jeunesse. Même si on ne peut nier des idées parfois radicales, on note que, depuis la révolution des banlieues en 2005, les contestations violentes sont assez rares, alors que l’on s’attendait à un véritable embrasement national.

Les attentats du 11 septembre 2001 ont-ils modifié la perception que les gens avaient de l’islam, formant un amalgame entre religion et terrorisme ?

Je pense que cet amalgame datait déjà de la révolution Iranienne qui a largement contribué à l’assimilation entre islam, violences extrémistes et terrorisme. Il est donc de la responsabilité des intellectuels, des politiques et des journalistes de déconstruire ce résumé entre islam et terrorisme ! Les attentats du 11 septembre 2001 ont changé la donne dans le sens où, jusqu’alors, on avait l’image de sociétés traditionnelles, voire traditionalistes, quelque peu attardées sur le plan économique comme sur celui des capacités technologiques. Personne n’imaginait donc qu’un acte terroriste de cette envergure puisse être maîtrisé par des musulmans. Pour une fois, les musulmans les plus radicaux n’étaient plus dans un discours anti-colonial de plainte, mais dans une véritable guerre ouverte. C’est un peu comme si le rapport de force avait subitement basculé.

On a l’impression que l’Islam apparaît aujourd’hui dans notre société, ce qui est loin d’être le cas, comme vous le spécifiez dans votre ouvrage : Les musulmans dans l’histoire de l’Europe ?

Pendant de très nombreuses années, nous avons fait preuve de cécité vis-à-vis des musulmans vivant en France. Notre impression était que les premiers arrivés étaient les troupes musulmanes officiant pendant la Première Guerre mondiale, ce qui est totalement faux. L’Histoire montre que l’insertion de musulmans dans la société française et européenne remonte à bien longtemps.

Le terme « islamophobie » vous parait-il juste dans notre société actuelle ?

Je n’aime pas ce terme car il est calqué sur « judéophobie » dont il est fort éloigné. Mais, dans l’esprit, on ne peut le nier. Il y avait une forme de racisme anti-arabes dans les années 1970-1980. Aujourd’hui, ce racisme s’est transposé en « anti-musulmans ».

Pour quelles raisons assiste-t-on aujourd’hui à une instrumentalisation des référents religieux ?

Est-ce une instrumentalisation ? Avant, il y avait des engagements politiques et syndicaux beaucoup plus forts. Aujourd’hui, nous nous retrouvons dans un monde plus basé sur le développement personnel, le chacun pour soi, et cela passe par un rapport au religieux. Si, en plus, il y a une dimension collective et communautaire, on est gagnant sur tous les tableaux ! Pour des gens laïcs comme moi, il est étrange de se retrouver en position de défendre l’islam et les musulmans, simplement parce que c’est une cause juste. Il est ainsi curieux de se mettre en position d’un discours compréhensif alors que ce n’est pas notre référent personnel. Je dois expliquer le voile ou m’interroger dessus, ce qui est, je vous l’avoue, assez troublant.


Paul Booth, encre macabre
Frédéric Sedel, neurologue

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