Société

François Chobeaux, les jeunes en errance

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EntretienAux abords des gares, sur les pelouses des festivals de musique électronique, des jeunes, ayant pour tout compagnon un sac à dos et un chien, sont de plus en plus nombreux à trouver dans la rue un refuge, une fuite pour se marginaliser d’une société qui les a peu à peu abandonnés. Mais, derrière l’alcool et la drogue qui permettent de mettre la réflexion en état de veille, ces enfants du malheur cachent souvent une cicatrice psychologique profonde. Responsable national des secteurs Jeunesse des Centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active (Ceméa), François Chobeaux est parti, dès le début des années 1990, à la rencontre de ces post-adolescents qui ont choisi d’être libres, mais à quel prix ! Aujourd’hui animateur du réseau professionnel national « Jeunes en errance », ce chercheur nous offre un regard avisé sur une population que notre société ne regarde qu’avec mépris.


“Pour celles et ceux qui sont dans la fuite, le dénominateur commun est de représenter les enfants malheureux de la misère familiale, éducative et sociale de notre société.”

Faut-il tout d’abord distinguer les jeunes qui se marginalisent volontairement en choisissant d’être nomades et ceux qui rejoignent la rue, contraints et forcés ?

L’essentiel de mon travail concerne cette population jeune qui a choisi de vivre dans la rue. Il faut y distinguer ceux totalement perdus et qui ne trouvent plus de solution dans le dispositif d’aides sociales. Ces jeunes concluent alors qu’aucune solution ne s’offre à eux et, en conséquence, ils pensent que la rue, avec un sac à dos et un chien, peut être une réponse à leurs problèmes. Il existe également une population constituée de jeunes « en visite » dans des dynamiques initiatiques individuelles et qui se décident à passer quelques mois ou même quelques années dans le milieu de l’errance. Ces derniers sont souvent très actifs dans les squats, politiques ou culturels.

Le phénomène de ces jeunes nomades, apparu dans les années 1990, et affirmant leur marginalité, s’est-il formé parallèlement au développement des free parties et des travellers britanniques ?

Les années 1985/1990 marquent la fin des années « routards », ces personnes expérimentées qui partaient à l’autre bout du monde en stop afin de découvrir d’autres cultures, d’autres modes de vie. Petit à petit, on a vu naître une génération de jeunes entre 16 et 25 ans appelés « zonards » et qui ne bougeaient que dans l’Hexagone, contrairement à leurs aînés. Durant cette période, de 1988 à 1992, est né parallèlement en Grande-Bretagne le phénomène des travellers qui, chassés par Margaret Thatcher, voyageaient en Europe au rythme des festivals techno. En 1995, on ne sait trop pour quelle raison, 500 travellers qui remontaient d’Espagne se sont posés à Aurillac lors d’un festival où la jonction entre travellers et zonards s’est opérée.

À combien estime-t-on aujourd’hui le nombre de jeunes en errance en Hexagone ?

Avec énormément de précautions, je dirais quelques dizaines de milliers !

Ces jeunes nomades sont-ils des désabusés de notre société ?

Contrairement à une idée reçue, ce n’est pas le camion qui fait l’identité unique. Avec un véhicule, ces errants se sentent libres de leurs faits et gestes, mais le sont-ils réellement dans leur tête ? Pour certains, cette vie de nomade sur les routes peut être une parenthèse pour plonger au fond de soi, se découvrir ou encore rompre avec le mode de vie conventionnel de leurs parents. D’autres ont été brisés dans leur enfance et sont dans la fuite complète d’eux-mêmeS. Les indignés, que l’on voit croître aujourd’hui, ont un discours politique là où ces jeunes en errance habillent de paroles politiques le vide qui les bouffe en dedans. C’est une façon de survivre de se dire anarchiste, une façon de dire « j’existe ! Je bouge, je ne noue pas de relations ». L’acte prend la place de la réflexion pour engendrer une fuite perpétuelle de soi.

Qui sont ces jeunes que vous avez découverts ? Ont-ils la même origine sociale, les mêmes motivations ?

Pour celles et ceux qui sont dans la fuite, le dénominateur commun est de représenter les enfants malheureux de la misère familiale, éducative et sociale de notre société. Enfants, adolescents, ils ont vécu toutes les misères possibles et ont dû faire face à l’inadaptation des systèmes éducatifs dans lesquels ils ont été placés. C’est donc le malheur qui les unit ! Sociologiquement parlant, ces jeunes sont des enfants de milieux populaires et non les enfants des classes moyennes boboïsantes. Souvent, ces jeunes gens viennent de petites villes et ont des frères et sœurs qui, eux, ont suivi le chemin de leurs parents. Alors, on se dit : « Pourquoi celui-là ? » Souvent, l’explication vient de multiples raisons. Pas né au bon moment, une période familiale délicate, une perte d’emploi, des difficultés financières et, au final, on a tout mis sur le dos de cet enfant qui, dès le départ, s’est senti rejeté. Dans une stratégie de survie psychologique, ces jeunes n’ont trouvé que la fuite pour tenter de se reconstruire.

Crise économique et financière, perte de repères, inefficacité des politiques pour endiguer le chômage… Pensez-vous que ces jeunes en errance vont se multiplier dans un futur proche ?

Le nombre de ces jeunes errants augmente depuis vingt ans. La raison principale provient du fait qu’il y a de plus en plus de familles populaires en difficultés, donc d’adolescents qui partent en vrille et se disent que l’errance peut représenter une solution. Ce sont des jeunes qui prennent la crise en pleine figure à 18 ou 20 ans et trouvent, selon eux, tellement peu de solutions qu’ils vont aller se poser avec un chien et un sac avec les zonards. En 1995, les zonards étaient invisibles en France. En 2000, ils apparaissaient et, maintenant, on en voit partout !

Ces jeunes sont-ils plutôt en groupe ou solitaires ?

Ils sont en groupe, même s’il nous semble que la solidarité fonctionne très peu entre eux. En cas de problème majeur, les individus éclatent vite dans tous les coins.

Cette jeunesse en errance se déplace-t-elle en fonction des saisons et des petits boulots ?

Il y a effectivement, pour certains, des déplacements saisonniers encore liés aux travaux agricoles. Cela est néanmoins de moins en moins fréquent au fil des années puisque les agriculteurs ont cherché à fidéliser leurs saisonniers. La crise aidant, les saisonniers agricoles sont aujourd’hui des locaux socialement déclassés (petites boîtes du coin qui ont fermé). Le travail pour les « zonards » a donc tendance à se raréfier. Les déplacements sont aujourd’hui plus liés à la saison estivale des festivals qui sont des lieux de rencontre et de regroupement. Il faut comprendre que ces jeunes vivent de pas grand- chose, avec des exigences de confort et de consommation qui sont loin d’être les nôtres. Après 25 ans, certains s’organisent pour avoir le RSA. D’autres ont une petite allocation d’handicapé due aux effets physiquement destructeurs des drogues chimiques nombreuses qu’ils ont pu prendre. Pour le reste, un peu de manche, un peu d’assistanat, vaguement du petit deal dans les centres-villes, voilà de quoi est fait leur quotidien pour subvenir à leurs maigres besoins.

Le cliché métro/boulot/dodo est-il l’antithèse de ce à quoi aspirent ces jeunes ?

Radicalement ! Nous sommes sur le discours anar et punk du « ni Dieu ni maître », ce qui fait que les offres normalisées d’insertion sociale ne fonctionnent pas. On propose à ces jeunes du logement pérenne, de la qualification professionnelle aux antipodes de ce qu’ils cherchent.

Ces jeunes errants se projettent-ils dans l’avenir ou sont-ils dans une optique de No Future ?

Ils possèdent des projets très illusoires pour leur avenir. Ils rêvent d’une vie en communauté ou encore d’une petite maison dans la prairie. Pourtant, se poser dans l’Ariège, au fond des bois dans des tipis, c’est très difficile ! Ces jeunes ne sont pas dans un « No Future » punk, politiquement construit, mais dans la vie au jour le jour. Certains ont néanmoins des projets amoureux et des projets de vie légitimes.

Ces jeunes sont-ils à la base en rupture avec leur entourage familial ?

La plupart d’entre eux gardent une estime morale pour leur mère ! Bien souvent, dans les tourmentes familiales, c’est maman qui a tenu. Souvent, ils évoquent l’envie, le désir, le souhait de passer à la maison. Certains le font en se disant que pendant trois jours, cela va être bien et qu’après, ils repartiront. Nous ne sommes pas en phase de rupture complète, puisqu’il y a un accrochage à la mère. Chez ces jeunes errants, nous avons pu constater qu’il y avait environ 50 % d’enfants de couples dissociés. Lorsque l’on creuse plus, on découvre qu’entre 1/3 et la moitié d’entre eux ont fait l’objet de mesures de placement. Si l’on fouille encore plus, on pense qu’il y a au moins 1/3 d’entre eux qui ont subi, petits, des violences physiques ou des sévices sexuels. Dans tous les cas, les parents de ces mineurs n’ont pas couru pour retrouver leur enfant lorsqu’il est parti. Ce sont vraiment les enfants du malheur.

L’alcool, la drogue, au-delà des jeunes purement dans l’esprit festif des free parties, touchent-ils énormément cette population ?

La drogue comme l’alcool sont présents car indispensables pour supporter la vie errante. C’est également un moyen pour ces jeunes de se fuir, de ne pas analyser leur vie. La défonce n’est pas un choix, pour personne et quel que soit le produit. Dans l’errance, elle permet simplement d’oublier. Cette drogue chez les zonards est égale aux six à huit litres quotidiens du clochard parisien.

Quel regard la société, par le biais de ses concitoyens, porte-t-elle sur ces jeunes errants ?

De 1991 à 1995, j’ai pas mal traîné avec les groupes de punks, à parler en buvant de la bière. Là, il faut voir la tête des gens qui vous regardent. Je peux vous assurer que dans leurs yeux, ce n’est pas de l’amour qui s’y dégage. Au mieux de la pitié, sinon de la haine, du dégoût, du mépris ! La société ne supporte pas ces « bons à rien ». Elle déteste « les mauvais pauvres » qui boivent, ne cherchent pas de boulot et ne sont pas conformes à leur mode de vie. Ces jeunes peuvent-ils se « réinsérer » au sein de la société après ce passage d’errance ? Je ne sais pas s’ils ont ce projet-là ! Je suis extrêmement pessimiste. Amochés comme ils le sont dans une société de performance, ils n’ont aucune chance pour être mis en logement et au boulot. Il va donc falloir admettre une bonne fois pour toutes qu’on ne parle plus de réinsertion sociale, mais d’une solution adéquate afin de leur proposer une stabilisation de vie qui leur permette de vivre dans la dignité, dans l’hygiène et dans le respect d’eux-mêmes.

Ces jeunes cherchent-ils une main tendue où se satisfont-ils, pour la plupart, de cette vie qui est la leur ?

Dans le verrouillage psychologique de leur posture, ils ne peuvent se laisser imaginer qu’ils cherchent une main tendue. Pourtant, dans la longue durée d’accompagnement, il y aura un accrochage avec une main tendue. Il faut pour cela un temps qui peut sembler inefficace passé à partager des gobelets de café et à discuter de tout et de rien afin de pouvoir avancer avec eux.

Y a-t-il un mode de fonctionnement et un « code social » propre à la rue ?

Oui ! Il y a des façons particulières de partager sa bouffe, de parler à son chien, d’ouvrir une bouteille de bière. Il y a donc bien une culture de la rue faîtes de codes particuliers. En terme sociologique il s’agit d’une “sous-culture” adaptée, qui ne remet pas en cause dans le réel les valeurs dominantes consacrées. Ce n’est pas une contre-culture révolutionnaire, subversive, en acte.

Pour contacter François Chobeaux : francois.chobeaux@cemea.asso.fr et http://www.cemea.asso.fr/spip.php?rubrique375


Paul Booth, encre macabre
Frédéric Sedel, neurologue

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