Musique

Thierry Escaich, compositeur et organiste

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EntretienSi, comme l’affirmait Corneille, « La valeur n’attend pas le nombre des années », nul doute que Thierry Escaich est une parfaite représentation de la pensée du dramaturge. À sept ans seulement, le jeune garçon dirigeait déjà à l’orgue les offices de l’église de Rosny-sous-Bois en Seine-Saint- Denis. Huit premiers prix de conservatoire et deux victoires de la musique classique plus tard, ce maître de l’improvisation, successeur du couple Duruflé à l’église Saint-Étienne du Mont à Paris, s’est non seulement imposé comme l’un des meilleurs organistes mondiaux mais également comme un compositeur de génie. Ainsi, les œuvres de Thierry Escaich s’octroient tout naturellement au fil des années une place de choix au répertoire des plus grands orchestres internationaux. Rencontre !


« On ne composerait pas si on ne souhaitait pas laisser une part de soi-même après sa mort »

L’orgue, instrument d’église par excellence, est-il le reflet de ton goût pour la musique sacrée ou celui de ta propre croyance religieuse ?

Il y a, c’est certain, chez moi, une culture catholique familiale dans laquelle j’ai baigné dès ma plus tendre enfance. L’orgue s’est ainsi plus proposé à moi que l’inverse ! Cet instrument est également très polyvalent, un vrai petit orchestre. Pour moi qui aime improviser de manière orchestrale, l’orgue offre cette merveilleuse possibilité avec ses deux, trois, quatre ou cinq claviers. On peut donc facilement se prendre pour une sorte de Professeur Nemo.

À Rosny-sous-Bois, pendant les kermesses de la paroisse, je me souviens que tu jouais aussi de l’accordéon !

C’est vrai ! J’ai d’ailleurs commencé par cet instrument que j’ai totalement arrêté à l’adolescence, non par goût mais par manque de temps. Par contre, je suis actuellement en phase d’écriture d’une œuvre pour accordéon et chanteurs. Cet instrument fait donc un retour dans ma vie par le biais de mes compositions. Il y a également une réminiscence de cette culture du musette et de la variété dans mes œuvres.

C’est peut-être cela qui, en définitive, a engendré ton style que tout le monde qualifie d’unique !

J’ai composé de la musique « savante » qui a semblé assez accessible, certainement en raison de cette culture « populaire » de l’accordéon. Ce sont ces éléments de vie qui participent à l’éclosion de son propre style. Forcément, lorsque l’on joue du musette et qu’ensuite on improvise sur des chants grégoriens, il en ressort quelque chose d’assez particulier. Les gens ressentent aujourd’hui, à l’écoute de mes compositions, un mélange original dont je n’ai pas conscience puisqu’il s’est tout naturellement imposé à moi au cours de ma vie. C’est un melting pot intérieur ! Concernant la composition, j’ai un langage assez direct. Ce que je cherche basiquement, c’est transmettre un message à l’auditeur de la manière la plus claire possible. Je ne fais donc que peu de censure lors de la phase d’écriture.

Devant la partition, tu es également direct dans l’écriture où réfléchis-tu mûrement tes compositions ?

J’écris assez vite. En revanche, la période de réflexion qui précède cette phase est souvent assez longue. La pensée vit, se transforme dans mon esprit avant de jaillir. Ce sont des sons, des phrases qui, peu à peu, s’organisent mentalement. Sans comparaison aucune, il faut savoir que Mozart disait qu’il avait souvent 90 % de la pièce en tête et qu’il n’avait plus qu’à l’écrire. Je ne suis pas un compositeur du papier ! Je demande d’ailleurs à mes élèves du conservatoire de ne pas être des « écrituriens ». Au XVIIe siècle, les compositeurs pour orgue, Grigny, Couperin écrivaient pratiquement des improvisations et cela uniquement afin qu’elles puissent être rejouées. Il ne faut pas que l’écriture bloque la création. Le but d’une composition est de transcrire une pensée non de tenter de l’intellectualiser au détriment de l’émotion. Il faut croire en la musique que l’on a en soi et aller au bout de sa pensée coûte que coûte !

Un peu comme Steve Reich !

Tout à fait ! Lui est aujourd’hui le compositeur contemporain qui vend le plus de disques. Reich, au départ, était chauffeur de taxi. Il a mûri sa musique répétitive intérieurement puis, lorsqu’il a eu assez d’argent de côté pour créer un petit ensemble musical, il a joué ce en quoi il croyait. Et les gens ont adhéré !

Tes compositions sont donc une improvisation cérébrale structurée !

Oui, surtout au début de la phase de création. Mon inspiration peut provenir d’un son que je vais entendre comme le passage d’un avion dans le ciel ou une surtension électrique et qui va agir comme un déclencheur. Ensuite, la structure musicale germe autour du climat que je souhaite véhiculer, de l’émotion à transmettre. La composition est un travail de forme qui se rapproche de celui du sculpteur.

La composition peut-elle également naître chez toi d’un élément visuel, déclencheur d’une émotion.

Tout à fait ! Il y a plusieurs pièces des « Sept dernières paroles du Christ en croix » que j’ai composées et qui sont nées d’un tableau de Rubens exposé au musée de Lille. C’est en regardant cette toile énorme du Christ au teint blafard qui descend de la croix entouré d’un ciel noir que m’est venue l’idée de départ. J’ai ensuite tenté de retranscrire cette impression par des éléments musicaux contrastés. L’idée est de susciter chez l’auditeur le même type d’émotion que celui ressenti picturalement. Un Roman à la Perec ou bien encore le cinéma peuvent également être des sources d’inspiration.

Tu te plais d’ailleurs dans des récitals à improviser sur des œuvres cinématographiques !

Là, c’est une improvisation un peu particulière. Pour des grands cinéastes comme Fritz Lang, le film n’est pas qu’une succession d’images. Il faut donc être vigilant afin de ne pas se laisser emporter par un plan qui n’a que peu d’importance. Afin d’éviter cela, je regarde chaque œuvre deux ou trois fois avant d’improviser dessus en concert. La première fois où je regarde le film sans musique, il y a déjà des émotions qui jaillissent et que j’essaye de garder. En même temps, je vais comprendre au fur et à mesure la forme du film et essayer de structurer tout cela dans mon esprit. Je ne vais pas non plus l’apprendre par cœur pour ne pas dénaturer l’émotion du déclenchement de l’image. Le mois prochain, je vais jouer à Strasbourg sur le film « Métropolis » de Lang. Ne pas le regarder avant rendrait ma musique anecdotique, puisque je serais incapable de suivre le fil conducteur du réalisateur. Comprendre la forme et l’émotion véhiculée est primordial !

Des styles musicaux basés sur l’improvisation comme le jazz t’attirent-ils ?

De plus en plus ! Il y a chez chaque personne une évolution au fil de la vie. Au départ, je me suis consacré à 100 % à la musique savante, ce qui était normal lors de ma phase d’apprentissage. De plus en plus souvent, les rencontres avec d’autres musiciens sont l’occasion pour moi de m’imprégner de divers styles musicaux ce qui permet d’élargir mon propre panel musical. J’ai récemment donné un récital d’improvisation avec le pianiste Joachim Kühn et nous pensons prochainement enregistrer un disque ensemble. Je suis donc de plus en plus en recherche de ce type de rencontres.

La déficience visuelle dont tu souffrais enfant a t-elle contribué à ton approche différente de la musique ?

Cela a modifié certainement mon rapport à l’écriture musicale proprement dite. Il était plus difficile pour moi de prendre des partitions et de les lire. Je me suis donc rapidement habitué à retranscrire ce que je connaissais de tel ou tel compositeur à l’oreille. Je prenais un peu de ce que j’aimais dans Schumann, Berstein et Reich par exemple et je l’improvisais. J’ai donc un rapport particulier à la musique et une méfiance de l’écrit. Cela m’a guidé sur le chemin de l’improvisation et également de l’intériorisation nécessaire à la composition.

En parlant d’intériorisation, le néophyte se demande toujours comment un compositeur parvient à écrire des œuvres pour des instruments dont il ne joue pas. Peux-tu nous l’expliquer ?

C’est un passage obligatoire ! On ne peut pas se dire compositeur en écrivant que pour son propre instrument. Tout d’abord, on apprend à maîtriser ce processus dans les conservatoires supérieurs en s’exerçant. On ne naît pas avec ! Après, la phase de composition est intérieure. Je peux donc entendre distinctement dans mon esprit un quatuor de saxophones ou un chœur de voix. Une fois que l’on est capable de cette création interne et que l’on connaît la tessiture de chaque instrument, il suffit de retranscrire tout cela par des notes sur une partition. Dans les classes d’écriture, nos élèves n’ont pas accès au piano lorsqu’ils apprennent à écrire de la musique. Ils ont une loge qui peut durer de douze à dix-sept heures où on leur donne quelque chose à harmoniser ou à développer et ils doivent s’entraîner à écrire pour un quatuor à cordes, un orchestre ou autre sans aucun instrument à leur disposition. Cela fait partie de la formation de tout compositeur.

On dit que l’être humain n’utilise que 10 à 20 % de ses capacités cérébrales, il semble donc que ce ne soit pas le cas des compositeurs classiques !

Entendre une symphonie complète au niveau purement cérébral est effectivement une capacité que l’on développe avec le temps. On explore une partie du cerveau que d’autres n’ont peut-être pas l’habitude de travailler. Certaines personnes ont une sensibilité toute particulière. On sait très bien, par exemple, qu’un aveugle est plus apte à accorder un piano car il possède une capacité d’écoute bien supérieure à la normale. Récemment, à l’église Saint-Étienne du Mont, on m’a d’ailleurs parlé d’un chercheur du CNRS qui souhaite organiser un colloque de recherche sur le rapport musique et cerveau. Il n’existe visiblement que peu de travaux sur le sujet !

Les deux victoires de la musique classique que tu as remportées ont-elles modifié la reconnaissance du public à ton égard ?

Je n’ai pas vu de changement ! Par rapport à la variété où la reconnaissance et le succès peuvent être soudain, dans la musique classique tout cela s’installe progressivement. C’est le fait que mes œuvres soient de plus en plus jouées qui a fait que l’on s’est intéressé à moi dans les milieux culturels, non l’inverse ! Le fait que mes œuvres s’inscrivent maintenant progressivement dans le répertoire est, à mes yeux, très important. Cela veut dire que je peux disparaître demain matin, mais qu’il y aura une pérennité de mon travail.

Cette trace que tu laisseras dans l’histoire de la musique, y penses-tu ?

Bien entendu. On y pense obligatoirement tous un peu. On ne composerait pas si on ne souhaitait pas laisser une part de soi-même après sa mort. La composition est un portrait de soi et de la société à un moment donné. C’est donc ma vision d’une époque qui, je l’espère, restera un peu !


Jean-Éric Ougier, pyrotechnicien

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