Musique

Sonia Wieder-Atherton, violoncelliste

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EntretienSonia Wieder-Atherton est un ovni, une personnalité à part dans le monde souvent trop lisse et polie de la grande musique. Cette violoncelliste, qui aurait pu suivre une route toute tracée de soliste, n’a pas hésité à emprunter des chemins de traverse, au grand dam de ses pairs. Une immersion de deux années et demie dans la Russie communiste des années 1980 pour parfaire son approche du son, un album de musiques traditionnelles juives, un pont entre Monteverdi et des compositeurs contemporains, le parcours de SWA est à son image, rempli de rebondissements, de découvertes, d’improbables rencontres et surtout de tripes. Sur les traces de son icône Maria Callas, la violoncelliste hexagonale n’hésite pas en effet à se livrer corps et âme et à prendre des risques dans des choix musicaux en parfaite adéquation avec sa personnalité aussi attachante qu’atypique. Rencontre !


« Aujourd’hui, les gens ont peur de ce qu’ils ne connaissent pas, et c’est certainement en grande partie ce qui les empêche d’avancer »

Votre passion pour le violoncelle est née à l’écoute d’une sonate en mi-mineur de Vivaldi. Pouvez-vous nous parler de l’émotion ressentie à cet instant précis ?

Je m’en souviens très bien. J’étais en train de m’amuser aux osselets avec des copains. Le choc ressenti n’était pas tant lié à la musique jouée, mais plus au son du violoncelle qui est arrivé comme un météore. J’ai été véritablement happée. Cette sonate de Vivaldi commence par une octave et s’apparente plus à un exercice de son qu’à une mélodie extrêmement prenante ou envoûtante. À cette époque, je jouais de la guitare. Je devais en être à mon troisième ou quatrième instrument et je cherchais toujours celui qui me correspondrait le mieux. Là, j’ai enfin eu la révélation ! Je me souviens que c’était avant les grandes vacances d’été. Le professeur que mes parents avaient trouvé n’a eu le temps de me donner qu’une seule leçon avant la fin de l’année scolaire. Mon père a filmé ce premier cours où mon professeur montrait la position du corps et celle de l’archet. Cela m’a permis de réviser pendant les vacances.

La progression a-t-elle ensuite été rapide ?

Il y a des personnes très douées qui vont très vite dans l’apprentissage, quel que soit l’instrument qu’ils pratiquent. Moi, je pense que si mes progrès ont été rapides, c’est plus parce qu’une étincelle s’était allumée en moi. Le violoncelle était vraiment ce que je cherchais. J’ai donc mis en œuvre toutes mes énergies pour progresser rapidement. Cela a peut-être créé un don, mais celui-ci n’était pas inné. Mon faisceau lorsque je regardais ce que je faisais était assez concentré en raison de ma profonde motivation. Mon rapport avec le but que je m’étais fixé était assez fort pour une petite fille de dix ans.

Lorsqu’un professeur décèle en un élève un potentiel pour aller plus loin dans son parcours musical, est-il poussé irrémédiablement vers les concours ?

Oui ! Les concours font partie du passage obligatoire de tout musicien classique. Cela vous permet de vous familiariser dès le plus jeune âge avec ce qu’est un jury, par exemple. Il y a les petits concours pour les enfants avec différents niveaux. Lorsque l’on décèle chez vous une aptitude à aller plus loin, on dit à vos parents qu’il serait bien que vous vous présentiez au conservatoire. Comme pour les grandes études, cela vous entraîne dans un chemin très balisé de concours et, bien évidemment, de résultats, de comparaison et de jugement ! Mes parents n’étaient pas très sûrs de ce que cela aller donner. Ce sont plutôt des littéraires qui ont suivi de longues études, et le fait que je décroche à l’école les a un peu perturbés. Au départ, je menais de front mes études et la musique. Je me levais vers 5 heures du matin et je m’exerçais au violoncelle pendant au moins deux heures avant de partir à l’école. Cela faisait deux journées en une ce qui, au niveau du rythme, était très compliqué à gérer pour une jeune fille. Malgré la fatigue qui s’accumulait, je n’ai jamais rechigné à me réveiller pour pratiquer mon instrument. J’ai donc peu à peu laissé de côté le cycle scolaire traditionnel pour me consacrer corps et âme à ma passion musicale.

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Là où la plupart des musiciens suivent un plan de carrière déjà presque préétabli, vous avez assez rapidement choisi des chemins de traverse, imposant en cela votre personnalité !

Effectivement. Je suis partie en Russie en 1980 alors qu’il y avait à cette époque une véritable haine pour ce pays. Je me souviens d’une personne du conservatoire qui avait dit : « Qu’elle foute le camp chez les rouges ! » C’était assez difficile à entendre. Il y avait sur ce pays une véritable chape de plomb et, en même temps, on savait que cela fourmillait de talents, de courage, de vie. Une telle immersion vous permet d’apprendre énormément sur l’être humain, la confiance, la trahison… Je me souviens par exemple que j’avais peur de rêver tout haut, tant la crainte du régime était présente au quotidien. Les gens exprimaient leurs pensées par la musique, ce qui la rendait plus forte. Là encore, ma motivation de partir étudier dans ce pays était focalisée sur le son. Un son comme on n’en entendait pas dans nos conservatoires et que je devais comprendre à tout prix. Je suis restée deux ans et demi en Russie. C’était aussi fascinant que dur. On devait se lever très tôt afin de pouvoir trouver une salle où travailler le violoncelle, puisqu’il n’y avait que soixante studios de répétition pour environ quatre cents chambres. Vivre au quotidien était très compliqué. Chaque jour, je me demandais comment j’allais pouvoir subvenir à des besoins vitaux comme manger par exemple. C’est en rencontrant Natalia Shakhovskaïa qui était venue donner un cours d’été en France deux ans plus tôt que j’avais décidé d’aller parfaire ma connaissance de l’instrument en Russie. La force de l’enseignement de cette femme, aussi bien technique que musical, a en partie fait ce que je suis aujourd’hui. Elle m’a permis d’aller puiser au plus profond de moi, de mon corps, de ma personnalité afin de comprendre ce que devait être un interprète.

Le fait d’avoir rencontré Mstislav Rostropovitch, maître du violoncelle et dissident dans son pays, a-t-il contribué à votre désir de partir en Russie ?

Rostropovitch, comme tous ceux qui venaient de Russie à cette époque, était une personne qui portait en elle une histoire, des moments de vie. En plus d’être des solistes d’exception, leurs parcours, leurs racines, cette lutte face à un régime dur et oppressant faisaient de ces artistes russes des figures qui dépassaient largement le seul cadre musical. Richter, Rostropovitch ou Oïstrakh étaient non seulement des génies mais également des personnes d’une grande modestie par rapport aux solistes actuels. Ils faisaient des tournées dans les kolkhozes, les écoles, les hôpitaux… Ils arrivaient dans ces lieux avec leurs queues-de-pie aux bords luisants tant ils les avaient portées et, dès la première note, c’est tout leur univers qui nous envahissait, pas juste des enfilades de notes. On y décelait un véritable lien à l’histoire, leur propre histoire, celle qui, par sa dureté, les avait façonnée.

Vous regrettez ce statut actuel de virtuose intouchable, installé dans une bulle impossible à percer ?

Le soliste, qui est un statut assez récent et qui vient de Liszt, a connu des personnalités comme Rostropovitch ou Casals, pour parler du violoncelle, qui portaient, au-delà de leur statut, l’histoire d’un peuple, de gens plus ou moins courageux. Aujourd’hui, on a l’impression que ce statut s’est vidé de son histoire et qu’il est devenu quelque chose de plus social, représenté par des artistes moins porteurs d’un message profond. Dans mon esprit, Rostropovitch ou Casals sont un peu comme l’avocate iranienne qui, chaque fois qu’elle plaide, est en danger de mort car, dans son pays, les femmes n’ont pas le droit d’exercer cette profession. Lorsqu’elle plaide, c’est aussi son histoire qu’elle tient dans ses mains. C’est cette mise en danger, cette capacité à mettre toutes ses tripes à l’air qui fait la différence. Aujourd’hui, on se retrouve avec des solistes idolâtrés. On a l’impression que le milieu de la musique classique ne sait plus trop quoi inventer. Tiens, on va se calquer sur les rockers actuels en mettant sous les feux des projecteurs des solistes avec de jolis minois ! On va essayer de jouer sur le registre de la communication ou encore en présentant des virtuoses venus d’Asie qui détiennent un rapport au don tout à fait fascinant. Je ne dis pas que cette conception nouvelle du soliste est mieux ou moins bien, mais je pense que cela amène forcément des réflexions. C’est peut-être un passage obligé vers autre chose. Actuellement, le bateau vire de bord, le vent souffle et on se prend les voiles dans la figure en attendant la nouvelle direction. Personnellement, je suis toujours étonnée lorsqu’un festival ressemble à un book de mannequins où lorsqu’il propose des petits prodiges de quatorze ans qui parviennent à enchaîner un nombre de notes incroyable à une vitesse phénoménale. C’est la fin d’un cycle et le début d’un autre, même si je ne sais pas vers quoi on tend aujourd’hui ! Thelonious Monk disait : «  Je mets des bagues pour jouer afin de ne pas paraître trop virtuose. » Qui peut comprendre cela actuellement ? Lorsque l’on parle du phénomène pianistique Lang Lang, on parle de son énergie. Je ne peux juger car je ne l’ai jamais vu en concert mais, quoi qu’il en soit, on n’emploie pas aujourd’hui les mêmes mots pour définir un soliste, et c’est en cela que le rapport entre artiste et musique est en phase de mutation. C’est à l’image de notre société qui, elle aussi, change dans son rapport à l’être humain.

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On connaît votre amour pour Maria Callas. Est-ce pour cette raison que vous avez choisi le violoncelle, l’instrument le plus proche de la tessiture vocale humaine ?

Non, je ne pense pas ! On schématise la tessiture du violoncelle, mais un instrument comme le saxophone peut également être très proche de la voix humaine. Par contre, il est vrai que, pour moi, le vocal représente quelque chose de très puissant. C’est à travers La Callas que j’ai découvert, comme elle le disait, qu’un chant ne devait pas toujours être beau. Lorsqu’elle jouait Médée, une mère qui perd son enfant, elle ne chantait pas, elle hurlait. La Callas se mettait tout le temps en danger, allait chercher des grondements poitrinaires, tout était complètement lié au rôle qu’elle interprétait. Elle m’a ouvert ce rapport à ce qu’une note, un chant soit toujours empli de quelque chose qui va chercher l’histoire et ce que l’histoire suggère. C’est une philosophie que j’ai adaptée à moi-même, au-delà de mon simple rapport au violoncelle ou à la musique.

L’approche musicale de La Callas, cette mise en danger permanente, est également à l’image de votre propre carrière, faite de remises en question et d’univers toujours très différents !

Je pense que cela est lié à la manière dont j’ai été happée dès le départ par le violoncelle. Je n’ai jamais été intéressée par le statut du soliste de musique classique. Dans les mains, j’ai un instrument qui exprime des choses. Je suis une personne au naturel curieux et je pense que, très vite, je me suis sentie à l’étroit dans cet esprit de concours, de prix et de carrière tracée. Je suis tombée sur des choses qui m’ont paru si belles et si puissantes que j’ai ressenti le besoin de les approfondir. Le travail que j’ai pu faire sur les musiques traditionnelles a été une telle découverte que je me suis plongée dedans à corps perdu, sans me poser la question de savoir l’impact que cela aurait sur ma carrière, sous prétexte qu’un artiste classique doit rester dans les clous. Ma conception de l’interprète est celle d’une personne nourrie d’une multitude de choses. C’est un peu comme une surface d’eau que l’on regarde. Soit on ne voit que le liquide, soit on se pose la question de savoir de quoi cette eau est faite. Les sources qui viennent de la montagne, les affluents qui viennent de la mer, les chutes de pluie… Plus elle est composée d’éléments extérieurs et plus elle est riche. Pour moi, le son d’un musicien, c’est la même chose. Il y en a un certain nombre que vous sentez nourris de plein de choses différentes, éclectiques, qui font qu’ils sont à part. Moi, c’est, je l’espère, vers cela que je tends. Alors, pour un certain milieu bien pensant pour lequel il faut rester dans les cases, je suis une marginale du classique.

Comment est né justement cet album de chants juifs en compagnie de la pianiste Daria Hovora ?

J’ai fait cette recherche pour le film de Chantal Akerman, « Histoires d’Amérique ». Mon implication a largement dépassé le stade de la commande qui était de trouver des musiques susceptibles de pouvoir coller avec ce long-métrage. J’ai découvert tout cet art et cette manière si belle et si particulière d’aborder le chant. J’ai alors cherché comment exprimer cela avec mon violoncelle. À travers cela, j’ai découvert des choses enfouies en moi sur mon histoire, mes origines… Des choses qui avaient été mises de côté, dirons-nous ! C’est certainement la raison pour laquelle cette musique me touchait tant et que j’avais l’impression de la connaître sans même l’avoir écoutée. C’était une sorte de transmission inconsciente. De cela est donc né un album qui est certainement à bien des égards une pierre angulaire de ma discographie. Aurais-je dû passer à côté de cela pour plaire à une certaine intelligentsia du classique ? Je ne le pense pas ! Aujourd’hui, les gens ont peur de ce qu’ils ne connaissent pas, et c’est certainement en grande partie ce qui les empêche d’avancer.

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Comment décririez-vous votre relation à l’instrument ?

C’est quelque chose de physique. Il n’y a plus de séparation entre l’instrument et moi-même. Lorsque je le saisis, il devient immédiatement le prolongement de mon bras, de ma main. Il y a une vraie unicité.

À 16 ans, vous intégriez la classe de Maurice Gendron au Conservatoire de Paris. Que gardez-vous de cette relation avec le maître que vous décrivez comme passionnelle ?

Maurice Gendron était un peu comme un père musical. Mon attirance pour l’école de l’Europe de l’Est a été très difficile à accepter pour lui. Il avait un côté très romanesque, et je pense qu’il n’aimait pas les gens qui se pliaient à toutes ses volontés. Moi, j’avais déjà un tempérament un peu rebelle et c’est, je crois, ce qui lui plaisait. Il inspirait plus ses élèves qu’il ne leur changeait les couches. Le quotidien de l’enseignement l’ennuyait profondément. Il laissait une grande part de liberté à ses élèves. Certains n’osaient pas s’écarter de son ombre et d’autres, comme moi, allaient chercher ailleurs des réponses qu’ils ne trouvaient pas à ses côtés. La rupture assez violente entre nous a été due à mon départ pour la Russie. Un départ qu’il a compris mais qu’il a eu le plus grand mal à accepter.

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